N. B. Les noms des personnages et de certains lieux cités dans ce roman sont fictifs. Toutes similitudes ou ressemblances avec des personnes vivantes ou mortes, ne seraient que pures coïncidences !
Sujet envers lequel l'auteur décline toutes responsabilités.
J. G.
CHAPITRE PREMIER
« Qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'Infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. »
Pascal.
En cette belle matinée de Juin, d'innombrables personnes, toutes pressées, emplissaient les rues de la capitale baignée de soleil.
A la station Vaugirard, une foule compacte entrait et sortait de la bouche du métro.
Un homme d'environ 28 ans, élégamment vêtu, descendait l'escalier d'un air nonchalant, sans se soucier apparemment des mouvements divers de cette houle humaine. Le couloir atteint, il s'engagea entre les gens qui se bousculaient, pareils à des fourmis regagnant leur trou.
— Malotru ! s'écria-t-on tout d'un coup à côté de lui. Vous n'avez pas honte, à votre âge ! En v'là, des manières!...
Le jeune homme, Pierre Mazières, se retourna étonné. Il aperçut une bonne grosse dame véritablement furieuse. Elle poussait des cris de goret qui se serait fait coincer la queue dans une porte.
— C'est à moi, madame, que vous vous adressez ?
— Non mais, des fois, espèce de satyre ! Vous me piquez le... les... le bas du dos et vous faites l'innocent ? lui répliqua-t-elle.
— Piquée ! Et avec quoi vous aurais-je piquée ?
Scandalisée et n'ayant probablement pas de temps à perdre avec un « satyre », la grosse matrone poursuivit son chemin, très digne, ballottée dans cette mêlée confuse que seul l'humoriste Dubout aurait pu décrire. Elle se retourna, jeta un dernier regard courroucé en arrière et, en se frottant le postérieur, disparut à l'angle du couloir.
Pierre, visiblement, n'avait rien compris à cette histoire. Il haussa les épaules et continua sa marche dans le métropolitain, fuyant les coups d'oeil réprobateurs des badauds qui avaient assisté à la scène.
Quelques stations après il sortit, s'attarda devant le Dupont pour allumer une M.S., puis s'engagea sur le Boulevard Montparnasse.
Il repensa alors, non sans un sourire amusé, à sa petite mésaventure.
Une tape amicale vint le tirer de sa songerie.
Pierre se retourna et, apercevant un jeune homme à la mine sympathique, s'exclama :
— André ! Mince alors, je te croyais à Nice ?
— Non, mon vieux. Je suis venu rejoindre ma fiancée, étudiante en chimie.
— Elle est... jolie?...
— Minute, c'est ma fiancée, précisa-t-il en riant. Je te la présenterai malgré tout...
— Merci pour le malgré tout !... Que fais-tu dans la vie ? demanda Pierre lorsqu'ils se furent installés au Dupont.
— Je suis directeur de labo, section biologie, à la Fac des Sciences de Montpellier.
— Mazette ! Tu dois être à ton aise au milieu des microscopes et des rats écorchés ! ironisa-t-il en lui offrant une cigarette.
Pierre remit l'étui dans la poche de son veston mais, avant qu'il eût retiré sa main, sa physionomie changea.
Il venait de toucher un cercle métallique, un anneau de clé sans doute, mais sur lequel paraissait fixée une tigelle de métal. Sortant l'objet de sa poche, il l'examina.
— Qu'y a-t-il, Pierre ? demanda son ami.
Un éclat de rire lui répondit.
— Je comprends pourquoi cette bonne femme était furibonde. Dans la bousculade, elle a été poussée contre moi et s'est piquée à cette sorte d'aiguille qui avait dû traverser ma poche.
Pierre lui conta alors l'incident survenu dans le métro.
— Mais comment donc cette tige métallique se trouve-t-elle sur ton anneau de clé ?
— Je n'en sais absolument rien. L'inexplicable, c'est qu'elle n'y était pas la semaine dernière ! Cet anneau est resté dans la poche de ce costume que je n'avais plus mis depuis 8 jours...
Tous deux regardaient attentivement l'anneau.
Une tige métallique d'un blanc platiné contrastant avec le gris mat du cercle semblait, non pas soudée, mais être sortie du métal après en avoir crevé la surface comme le fit judicieusement remarquer André qui venait de l'examiner dans tous les sens.
Perplexe, Pierre remit l'anneau dans sa poche et, avouant son ignorance sur ce fait bizarre, changea de conversation.
Méditant sur cette heureuse rencontre, Pierre rentra chez lui après avoir pris rendez-vous avec son ami.
Assis à son bureau, il contempla une fois encore l'anneau qui l'avait tant intrigué, sans évidemment découvrir la raison pour laquelle cette petite tige métallique s'y trouvait fixée. Avec un haussement d'épaules, il plaça l'objet dans un minuscule coffret de bois très mince, qu'il rangea ensuite dans un tiroir de son bureau.
Huit jours s'étaient écoulés.
Comme tous les dimanches matins, à dix heures, Pierre dormait encore. Le timbré de la sonnerie électrique le tira de son profond sommeil.
Ouvrant un œil, il maugréa contre tous les « casse-pieds » de la création et se décida à introduire son visiteur... André Marshall.
Quelques minutes plus tard, Pierre, nouant sa cravate, sortit de la salle de bains.
— Tu m'as dit être arrivé hier de Nantes avec ton « pote » Kariven, le jeune auteur d'ouvrages sur l'occultisme ?
— Kariven, Jean Kariven, rectifia André. Ce n'est pourtant pas si difficile ? A propos, et ton anneau de clé ? demanda-t-il brusquement.
— Il va bien je te remercie... plaisanta Pierre.
Ouvrant le tiroir il sortit la boîte et poussa une exclamation :
— Merde ! Ça alors ! c'est inouï ! Regarde.
Le petit coffret de bois mince qui était fermé lorsque, 8 jours auparavant, Pierre le déposa dans le tiroir, était aujourd'hui à demi ouvert. De son couvercle, maintenant crevé, sortait une fine tige métallique.
Une seule explication s'offrait à nos amis : LA TIGE DE METAL AVAIT GRANDI !
André, roulant des yeux de carpe, regardait non sans surprise cet anneau vraiment mystérieux.
— Voyons, raisonna-t-il, personne d'autre que toi n'est entré ici ?
— Personne, excepté la femme de chambre.
— Bon, puisque personne ne l'a tripoté — l'anneau, précisa André, pas la femme de chambre ! — il faut se rendre à l'évidence : cette tigelle, qui doit avoir 4 ou 5 cm, a donc grandi approximativement de 3 cm en 8 jours ! Ceci révolutionne toutes les lois sur la matière. Seule une analyse pourra nous renseigner quant à la nature de ce métal. Je vais en prendre un échantillon.
André Marshall pénétra dans le hall de son appartement, rue Réaumur.
Arrivée depuis un moment déjà, son amie Dianna Rolland, blonde et ravissante dans son tailleur gris d'été, s'était assise négligemment sur son bureau. A côté d'elle, un petit poste de radio laissait entendre les accents mélancoliques d'un blues que chantait Dinah Shore.
Des parasites troublèrent soudain le programme comme pour saluer d'une manière quelque peu ironique l'entrée de celui qu'attendait Dianna.
— Bonjour, Chérie. Tu es là depuis longtemps ?
Lui sautant au cou, la jeune fille eut une moue réprobatrice :
— Où étais-tu, mon Chou ? Voilà une demi-heure que je t'attends.
— J'étais... Oh ! je t'en prie, baisse la radio, les parasites sont énervants... C'est curieux. Ce poste n'en a pas, d'habitude.
Dianna tourna légèrement le bouton de tonalité et, musique et parasites se fondirent en un murmure que l'on entendit à peine.
— Où j'étais ? poursuivit André, chez Pierre Mazières, un vieux copain, romancier, poète même.
— Très bien, Amour. Que ferons-nous cet après-midi ?
— Primo, dès maintenant, je vais faire l'analyse d'un métal que j'ai là dans ma poche. Secundo, après déjeuner, je dois me rendre chez Pierre et lui présenter Jean Kariven. Tu m'accompagneras. D'accord ?
Ils s'apprêtèrent à entrer dans le laboratoire situé à l'extrémité du hall, quand un air de musique, très faible mais perceptible, les fit se retourner.
— Nous sommes dans la lune, Chérie. Nous n'avons pas fermé la radio.
Voulant éteindre le poste, André franchit l'entrée de son bureau quand, soudain, les parasites recommencèrent leur exaspérante mélopée. Au même moment sonna le timbre de la porte d'entrée.
C'était un jeune télégraphiste.
— Chérie ! s'exclama André. Un télé m'annonce l'arrivée, jeudi à 7 h de mon vieil ami Ali ben Rhâ. C'est un Hindou que Jean Kariven et moi avons connu au Caire, pendant les vacances, en 1978.
Pensif, André poursuivit :
— Un homme aussi remarquable qu'étrange ! Il est à la fois savant, occultiste et magiste. L'occultisme n'a pour lui aucun secret.
Dianna hocha la tête d'un air sceptique. Lancé dans toutes ces explications, André avait oublié et le laboratoire et la radio.
— Depuis plusieurs générations, continuat-il, les ancêtres de ce mage hindou se transmettent, puissance et savoir. Son pouvoir et sa science sont certainement formidables... J'en suis persuadé.
— J'ai vendu mon âme au diable. Mon pouvoir est formidable... commença de chantonner Dianna en esquissant un pas de danse.
— Ne te moque pas, Dianna. Si tu es sceptique, il pourra aisément te convaincre et tu devras alors te rendre à l'évidence !
— C'est entendu, mon Chou. Mais pour l'instant, la magie ne te fera pas ton analyse chimique.
— Bon sang ! Je l'avais oublié... La radio aussi d'ailleurs.
Il s'approcha donc du bureau pour éteindre le poste mais, au fur et à mesure qu'il avançait, les parasites allaient crescendo.
André s'arrêta, étonné, puis haussa les épaules et continua, voulant mettre un terme à ce tapage. Cependant, plus il se rapprochait du poste, plus les parasites augmentaient d'intensité. Perplexe, André revint sur ses pas. Les parasites diminuèrent. Poussant plus loin l'expérience, il s'arrêta un instant et se dirigea de nouveau vers la radio : les grésillements reprirent alors de plus belle.
— Que se passe-t-il ? s'enquit Dianna.
— Je voudrais bien le savoir. Tu as vu et entendu comme moi?...
— Bah ! Ce doit être le temps ou une lampe défectueuse, tenta d'expliquer Dianna. Faisons plutôt ton analyse.
— Bon Dieu ! s'exclama bruyamment André en fermant la radio. C'est fort possible ! J'aurais dû y penser...
— Qu'est-ce qui est fort possible ? sursauta la jeune fille.
— Mais le métal, parbleu ! Voyons, Dianna, quel est l'effet que produit une parcelle de Pechblende, de Radium ou de tout autre élément ayant une grande radioactivité si on l'approche d'un haut-parleur ?
— Les hélions, les rayons gamma et autres émis par cet élément vont influencer le circuit oscillant du récepteur, ce qui produira des grésillements. Néanmoins, ces grésillements ne peuvent avoir lieu que si le corps radioactif est mis en présence d'un tube détecteur de radioactivité. Les radiations rendent conducteur l'intérieur du tube et le courant électrique amplifié permet d'entendre et de mesurer le rayonnement.
— Tu as bien appris ta leçon, élève Rolland ! s'exclama André amusé, mais il redevint pensif. En effet, pour que ces radiations soient rendues audibles, il faudrait un détecteur. A moins que... les radiations soient telles, qu'elles rendent conducteur l'air environnant, sans le concours de cet appareil ? Ce métal serait alors vraiment singulier !
— C'est le métal que tu gardes précieusement dans ta poche qui est radioactif ? Mais tu es fou !
Prenant Dianna par le bras, André pénétra dans le laboratoire et raconta comment il avait été amené à décider cette analyse.
La table centrale du labo était encombrée d'instruments de toutes sortes : graphoscopes, microscope polarisant, étuve à thermostat, cornues et ballonnets de dimensions diverses. A son extrémité reposait une petite armoire enrobée de plomb sur laquelle on pouvait lire : « Danger-Radon et éléments radioactifs » en grosses lettres rouges.
Un grand appareil émetteur de rayons X était scellé dans le mur. Des électrodes à rayons ultraviolets et infrarouges étaient posées sur une table à dessus chromé.
Les deux jeunes gens s'affairaient autour de ces engins. André, muni de gants protecteurs, introduisit le morceau de métal radioactif dans une boîte en plomb.
— Dommage que tu n'aies pas de « Chambre de Wilson », André.
— Tant pis, pour aujourd'hui contentons-nous d'examiner les réactions de ce métal au contact des différents acides. Veux-tu m'apporter deux cristallisons ? Ils sont là, sur cette étagère, ainsi que les fioles d'acides sulfurique et nitrique. Pendant ce temps, je fractionnerai ce métal.
— Voilà, Maître Cagliostro ! N03H et S04H2, annonça Dianna en brandissant deux bouteilles à bouchon de caoutchouc.
La fiole d'acide nitrique en main, André versa quelques gouttes du liquide dans le cristallisoir. Même opération que l'autre, mais avec de l'acide sulfurique cette fois. Puis, muni d'une pince à bouts recourbés il laissa tomber un échantillon métallique dans chaque récipient.
Aucune effervescence ne se produisit. Le résultat négatif de cette manipulation laissa les expérimentateurs perplexes.
— Curieux, constata André. Ces deux puissants acides n'auraient-ils pas la possibilité d'attaquer ce métal ? Essayons l'Eau Régale.
Le troisième morceau fut introduit dans une nouvelle cuvette. Il baigna dans l'Eau Régale sans subir la moindre corrosion. Aucun bouillonnement ne prit naissance autour de lui.
— C'est extraordinaire, n'est-ce pas, Dianna ?
— C'est marrant ! répondit prosaïquement la jeune fille tant elle était étonnée. Ce métal n'a pas du tout les mêmes réactions que les autres. Il n'en a même aucune puisque les acides corrosifs avec lesquels nous l'avons traité, ne l'ont pas attaqué. Il te faudra étudier son poids et sa masse atomique pour savoir à quel genre il appartient.
— Evidemment. Je ne pourrai faire cela que lundi ou mardi. Je trouverai sans doute au Palais de la Découverte mon ex-prof Goubert, un brave type un peu loufoque mais très érudit. Il acceptera de m'accompagner au laboratoire de Synthèse Atomique d'Ivry-sur-Seine.
Leur repas terminé, André et Dianna allèrent s'asseoir au Georges V, où les attendait déjà leur ami Jean Kariven, devant un Pernod Light.
— Où en est ton expédition, mon vieux Kary ? s'enquit familièrement André.
— En pleine incubation seulement, car je dois tout d'abord obtenir une subvention afin de me procurer les armes et tout le matériel nécessaire.
— Des armes ! s'exclama Dianna surprise. Mais qu'allez-vous en faire ? J'ignorais que vous deviez partir ! Et ce n'est pas André qui m'aurait renseignée, il est plongé dans ses recherches. Des armes ! répéta-t-elle. Vous allez chasser ?
D'un petit air dégagé, Jean répondit :
— Pas précisément, Dianna. Je vais simplement faire une banale excursion, des Monts Karakoram au désert de Gobi via le Tibet ! J'ai l'intention d'aller explorer Bakrahna, la ville sacrée dont parle une vieille tradition Lamaïste. Bakrahna est une citadelle inexpugnable et plus mystérieuse encore que Lhassa, la ville sainte des Tibétains. Jusqu'à maintenant, personne n'a pu la découvrir. Existe-t-elle réellement ? Nul ne peut l'affirmer, et c'est pour en avoir le cœur net que j'organise cette expédition avec le concours des Sociétés Archéologiques et Géographiques Anglaises et Françaises.
— Drôle d'excursion en perspective ! Les monts Karakoram. Mais c'est de la folie, Jean ! Ce sont des contrées d'où bien souvent l'on ne revient pas.
— Je ne suis pas de ton avis, Chérie. Jean est très compétent dans ce genre d'études. De plus il est occultiste et avec les renseignements précis d'Ali ben Rhâ, il réussira.
Ils portèrent donc un toast au succès de cette dangereuse exploration.
Ensuite, Jean Kariven, grâce à sa « R. 18 », leur évita le fastidieux voyage en métro. En cours de route, André expliqua à son ami le but de cette visite chez Pierre Mazières.
Les présentations faites, les trois visiteurs s'assirent autour d'un petit bar-radio en palissandre clair.
Pendant que Pierre Mazières, en bon maître de maison, servait l'apéritif à ses invités, André lui communiqua le résultat des tests-acides.
Pierre leva alors son Pernod Light :
— Tu te perds en conjectures, André. Buvons plutôt. Chin-chin !
— C'est en effet une bizarre histoire, déclara Jean Kariven, et j'ignore si vous avez déjà imaginé ce qui arrivera si cette tige continue de croître et de se développer de la sorte ? Comme André vient de le dire, aucun acide, ni l'Eau Régale, ne sont arrivés à le détruire. Elle s'allongera donc d'un mètre, puis de 2, de 10 et ainsi de suite à l'infini.
— Evidemment, on pourrait la couper en plusieurs morceaux, mais ces morceaux resteront-ils stables ou grossiront-ils ? Il faut absolument, avant même de savoir la raison pour laquelle cette tige s'étire tout en sortant de l'anneau de clé, connaître et surtout trouver le moyen d'arrêter cette mystérieuse croissance.
— J'entrevois la possibilité, poursuivit Jean, de découvrir l'origine de cette métamorphose, mais elle est tellement fantastique que nul, à part toi, André, et quelques rares personnes, ne voudra l'admettre.
— Tu aiguises notre curiosité, Jean. Explique-toi.
— Navré, je ne puis en dire davantage avant d'avoir soumis ce problème à mon maître et ami, Ali ben Rhâ.
— Encore ce mage ! s'écria Dianna. Qu'a-t-il donc à voir là-dedans ?
— Avant longtemps, il aura à y voir, peut-être plus que vous ne pensez, Dianna. Un mage ! Vous croyez donc que leur ère est révolue ? Détrompez-vous, l'occultisme a encore de nombreux adeptes ; Ali ben Rhâ en est un. Il fut d'ailleurs initié au Thibet par un bonze Boudhiste de Lhassa. Vous ne connaissez pas son histoire ? Je vais vous la résumer en quelques mots.
« Quand il eut 12 ans, sa mère fut tuée par un tigre, dans la Jungle de Madhoupour, au Bengale. Son père, chef de tribu, mourut mystérieusement. Les indigènes de la tribu de Chander Rhâ, père d'Ali, donnèrent diverses versions de cette mort, cependant tout laissa supposer qu'un sorcier envoûteur en était la cause.
« Ali ben Rhâ et son fils, âgé de 22 ans, sont les seuls descendants d'une grande et noble lignée de magistes hindous. Naturellement, ce mage est vêtu à l'européenne et n'a rien d'un fakir légendaire. Son érudition est à la mesure de son pouvoir. Fréquentant plusieurs occultistes français et étrangers, il devint une personnalité marquante des milieux théosophiques et thaumaturgiques du monde entier. Il est aussi en relation avec différents philosophes étudiant le sanskrit et l'antique dialecte Veddha. Vous le voyez, il n'a rien d'un sauvage !
— Un sorcier, un bonze lamaïste, Lhassa la ville sainte, mais c'est un conte des Mille et Une Nuits ! Pourrons-nous un jour connaître ce personnage peu commun ?
— C'est possible, monsieur Mazières. Dans quelques jours il viendra à Paris pour entrer en contact avec une cellule d'initiés. Nous vous le présenterons.
CHAPITRE II
Gravissant les marches du Palais de la Découverte, André Marshall se demandait quel serait le résultat de l'analyse décisive qu'il allait effectuer.
— Le professeur Goubert ? demanda-t-il à un surveillant.
— Il vient de terminer sa conférence. D'ailleurs, le voici.
Vêtu d'un complet gris tout à fait démodé (4 boutons en ligne et 2 étroits revers !) le professeur Goubert traversait le hall.
Il avait des cheveux grisonnants mais portait allègrement le poids de ses quelque 70 ans. Professeur d'électrochimie à l'Ecole de Physique et Chimie, il donnait également des conférences au Palais de la Découverte. En dehors de cela, ses recherches se déroulaient au Laboratoire de Synthèse Atomique d'Ivry, où on pouvait le voir, tel un nain, se mouvoir au milieu d'appareils aussi étranges par leur grandeur que par leurs formes.
Apercevant André, le professeur, étonné de le voir là, s'écria :
— Bonjour, Marshall. Vous veniez écouter ma conférence ?... Navré, mon cher, elle est terminée et je ne vais pas la recommencer pour vous. On n'a pas idée d'arriver si tard. Vous étiez toujours en retard aux cours, votre ami Mazières aussi, d'ailleurs. Au fait, que devient-il ? Voilà bien longtemps que je ne l'ai vu. Savez-vous que...
André l'interrompit, mettant ainsi un terme au flot de paroles intarissables qu'il avait l'habitude de déverser sur ses interlocuteurs.
— Pardonnez-moi, professeur. Je ne suis pas venu pour assister à votre conférence mais pour vous entretenir de choses intéressantes et graves à la fois.
— Très bien, mon ami, très bien, opina le vieux professeur en se frottant les mains d'un geste satisfait. Je vous écoute...
Ce brave homme avait une conception de la vie bien particulière. Ses habitudes comme ses gestes étaient pour le moins originaux. Seul, il parlait en faisant de grands moulinets avec ses bras et n'arrêtait pas de se trémousser. S'entretenant avec quelqu'un, il n'en finissait plus et se perdait dans des incidentes qui n'avaient rien à voir avec la conversation en cours.
Distrait et persuadé que tous se moquaient de lui, ou bien le critiquaient, il maugréait continuellement.
— Vous disiez donc, Marshall, que vous alliez me parler de Courtadin ?
— C'est ça... Mais non, professeur ! s'écria André. C'est de Kariven qu'il s'agissait et non de... Comment l'avez-vous appelé ?
— Aucune importance, Marshall. Je vous écoute.
André, après avoir rapidement renseigné le professeur sur ses amis, lui expliqua la singulière métamorphose relative à l'anneau de clé.
— Marshall ! s'exclama le vieil érudit qui avait laissé à André le temps de terminer ses explications, je vous ai toujours considéré comme un homme poli et sensé, mais... Il ne faudrait pas que vous vous payiez ma tête ! Qu'est-ce que c'est cette histoire de métal qui grossit ? Vous n'allez tout de même pas me faire croire qu'il est enceinte ?
André sourit et finit par décider le professeur à l'accompagner.
— Entendu. Cependant, si vous m'avez menti, je ne vous adresserai plus la parole. Prenons ma voiture.
Sa « voiture » était, en l'occurrence, un vieux modèle Renault tout à fait démodé mais qui, comme le disaient ironiquement les surveillants du Palais de la Découverte, fonctionnait à peu près aussi bien que son propriétaire.
— Montez, Marshall et... jetez votre cigarette ! Je n'ai pas envie que vous flanquiez le feu à ma voiture. Fumer, toujours fumer ! Ah ! quelle désagréable habitude ont les hommes... et maintenant les femmes. Qu'en penseraient Vercingétorix ou Jules César s'ils voyaient de pareilles choses ? Leurs cheveux, avec juste raison, se dresseraient sur leur tête.
— Je ne le pense pas, répliqua André, Jules César était chauve !
Dans un tintamarre et une fumée effroyable, la vieille Renault démarra, roulant péniblement vers le Laboratoire de Synthèse Atomique.
Une demi-heure plus tard, la voiture stoppa devant l'imposant bâtiment.
— Ouf ! Ivry-sur-Seine. Tout le monde descend ! s'exclama André, content d'abandonner cet archaïque véhicule.
— Vous ne pouvez pas vous abstenir de plaisanter, Marshall ? Peut-être le voyage vous a-t-il déplu. A moins que ce ne soit... ma voiture ? C'est ça, c'est ma voiture qui ne vous plaît pas. Eh bien, la prochaine fois vous prendrez un taxi, et si vous n'êtes pas content vous...
— Mais non, professeur, essaya de se justifier André en retenant son rire. Entrons plutôt, ça vaudra mieux.
— Pour quoi faire ? s'étonna le professeur, puis, se ravisant : Ah ! oui, j'avais oublié, c'est pour votre ami Courtadin...
— Mais non, ce n'est pas pour Courtadin — d'ailleurs, mon ami s'appelle Kariven — c'est pour examiner le métal dont je vous ai parlé que nous sommes ici.
Un hall long de 36 m et haut de 20 m, c'est-à-dire la hauteur d'un immeuble de 7 étages à peu près, telles étaient les dimensions du principal bâtiment du Laboratoire de Synthèse Atomique dans lequel ils venaient de pénétrer.
Des appareils colossaux, aux formes étonnantes, encombraient cette immense pièce qui ressemblait à un antre de Titans.
De hautes colonnes de bakélite s'élançaient en l'air comme pour atteindre le plafond. Plus loin, étaient disposées des sphères de cuivre d'une demi-tonne, soulevées par des pistons hydrauliques. A proximité s'élevait un énorme échafaudage de 100 condensateurs pouvant déchaîner entre ces sphères en 20 ou 30 tierces, une étincelle de 3 millions de volts.
— Vous m'avez dit, Marshall, qu'aucun corps chimique n'avait pu détruire ou attaquer ce métal ? Eh bien, nous allons tous deux l'étudier à la Chambre de Wilson. Montrez-moi ça.
Muni de gants de caoutchouc traités aux sels de plomb, le professeur Goubert saisit la mystérieuse parcelle métallique à l'aide d'une pince Brucelle et la plaça dans l'appareil complexe qu'était la chambre humide ou chambre de C.T.R. Wilson.
Il tourna ensuite un commutateur actionnant un compteur de Geiger-Muller qui, à son tour, et en temps opportun, devait déclencher et le mécanisme de la chambre humide et l'obturateur d'un appareil photographique. Tout ce processus se déroulait avec un synchronisme parfait. Un puissant arc électrique éclairait le sommet de la chambre de Wilson et rendait ainsi visibles les trajectoires corpusculaires.
Au bout de quelques instants, un bruit sec se fit entendre.
Le piston de l'appareil venait d'entrer en action. A travers la plaque de verre plane, André et le professeur virent apparaître, dans un éclair, comme un éventail lumineux aux formes excentriques.
Les pseudo-nervures brillantes se transformèrent bientôt en fines traînées de vapeur blanchâtre. Ces trajectoires ne tardèrent pas à s'évanouir complètement dans le brouillard artificiel de la chambre.
L'expérience étant terminée, André coupa le contact.
— Développons le cliché photographique, proposa le professeur.
Une heure plus tard, le professeur sortit de la chambre noire et vint retrouver André qui contemplait la masse imposante des condensateurs géants.
— Formidable, Marshall, formidable ! Où avez-vous trouvé ce métal ? Ah ! oui, vous m'avez déjà raconté l'aventure de Courtadin...
André poussa un soupir de résignation, abandonnant l'idée d'inculquer au savant le véritable nom de son ami, qui, d'ailleurs, n'était pas directement lié à cette histoire.
— Je n'avais jusqu'alors jamais rencontré une telle radioactivité, continua le professeur. Vous n'ignorez pas que le radium émet trois rayonnements fondamentaux. Votre métal, lui, émet deux autres rayonnements complètement inconnus. Regardez ce cliché. Heureusement pour vous, ce « machin » n'est pas resté longtemps dans votre poche, sans cela vous auriez contracté une Radium-dermite de premier ordre.
André, qui étudiait la photographie encore humide, distingua nettement, entre une multitude de trajectoires lumineuses, 5 chapelets formés de petits corpuscules assez bien visibles et se détachant mieux que les autres sur le fond clair du brouillard artificiel illuminé par l'arc électrique.
— Voyez-vous, Marshall, ces trois traînées ? Elles représentent respectivement, de gauche à droite : les hélions, les rayons gamma et les électrons, soit, le même rayonnement que le Radium. Quant aux deux autres, qui dépassent de beaucoup ces dernières, indiquant ainsi leur puissance, je ne sais à quel élément les attribuer. Il va falloir que je soumette cet étrange phénomène à l'Académie des Sciences.
— Non pas ! s'écria André. Je vous demande de garder le silence.
— Tiens, pourquoi ? est-ce un secret ?
— Je vous en prie, professeur, n'en parlez à personne. J'attends un ami, Ali ben Rhâ, qui pourra peut-être me donner de plus amples renseignements sur toutes ces anomalies.
— Eh bien ! c'est ça, dites que je suis un cancre ! De plus amples renseignements ? Que voulez-vous qu'il fasse ? Il me semble que la chambre de Wilson et le compteur de Geiger-Muller sont les plus précis des appareils de contrôle. Alors ? Que fera-t-il votre Ali-ban... votre Ali rabin... Comment l'appelez-vous, déjà ?
— Ali ben RM. C'est un occultiste hindou.
— Un occu... un occultiste hindou ! Un charlatan, oui. Vous sentez-vous bien, mon garçon ? Qu'est-ce que vous me racontez là ? Laissez-le donc charmer des serpents, c'est tout ce qu'il doit pouvoir faire.
« Je n'en référerai pas moins à l'Académie des Sciences », s'entêta-t-il, inébranlable.
— Soit, se résigna André, mais puis-je alors vous demander de garder le silence jusqu'à la fin du mois, au moins ?
— Hum ! hum ! Je ne sais pas ce que vous manigancez, mais je vous accorde ce délai et au cas où votre Alibanbinra obtiendrait un résultat, ce dont je doute fort, si ça vous fait plaisir, vous me le ferez savoir.
Malgré le petit ton dégagé qu'avait pris le professeur pour dire cela, André sentit clairement que derrière cette indifférence factice se dissimulait une vive curiosité.
Trois jours plus tard.
A la gare Saint-Lazare les premiers voyageurs apparaissaient en se bousculant lorsqu'André et Jean atteignirent la sortie des quais.
Les haut-parleurs clamaient des informations que personne n'écoutait ou que l'on ne comprenait pas, ce qui revenait au même.
Dépassant les voyageurs d'au moins 20 cm, un homme au teint bronzé s'avançait au milieu de ce tohu-bohu de gens et de bagages. Il était vêtu d'un costume à veston croisé de coupe impeccable.
Son visage sympathique et mystérieux à la fois, s'épanouit à la vue de Jean et André. Un collier de barbe, noire de jais, encadrait son menton et ses joues. Les yeux légèrement plissés semblaient rire aussi.
— Mes amis ! s'exclamat-il. Mes chers amis. Six années déjà, depuis notre dernière rencontre...
— Où sont vos bagages, Maître ? demanda respectueusement Kariven qui avait laissé sa R. 18 aux abords de la gare.
— Un porteur les emmène à mon hôtel, je peux donc vous suivre, à moins que vous ne préfériez m'y accompagner ? Vous m'expliqueriez alors en détail ce qui vous préoccupe, au sujet d'un certain anneau de clé?...
Stupéfait par cette clairvoyance, André s'écria :
— L'anneau de clé ! Mais, comment savez-vous ça ?
— Mon cher André, répondit Ali ben Rhâ en prenant place dans la voiture qui démarra aussitôt, nous avons tous un 6e sens, le sens télépathique. Peu de personnes sont à même de l'utiliser. Pour mon compte, j'avoue sans vanité pouvoir en faire usage.
— Extraordinaire !
— Où se trouve votre hôtel, Maître ? demanda brusquement Jean en s'apercevant qu'il roulait depuis un moment à l'aventure.
— 125, Champs-Elysées, Hôtel du Jubilé, répondit l'Hindou avec un sourire énigmatique.
— Nous y sommes ! s'étonna Jean. Je me suis donc dirigé machinalement ?
— Pas exactement, expliqua le mage. J'ai pris soin de vous suggérer mentalement cette adresse. Vous nous y avez conduit. Je vous en remercie.
L'auto stoppa devant l'Hôtel et nos amis, interloqués, descendirent.
Ali ben Rhâ s'adressa au réceptionnaire, en donnant son nom :
— J'ai réservé un appartement, hier soir par télégramme... Merci.
L'Hindou quitta les yeux du réceptionnaire et sans attendre sa réponse, décrocha la clé du n° 21.
Pendant qu'il montait dans l'ascenseur avec Jean et André, le préposé à la réception s'assit paisiblement pour continuer d'écrire lorsque, tout à coup, il réalisa l'étrange phénomène.
Le brave garçon se dressa d'un bond, feuilleta ses registres et reconnut que l'appartement 21 avait bien été retenu télégraphiquement la veille au soir par un certain Ali ben Rhâ.
Le réceptionnaire se passa la main sur le visage, jeta un coup d'œil vers l'ascenseur où venait de monter ce curieux personnage puis, ahuri, se rassit en avalant difficilement sa salive.
— Voici en vérité, un problème peu banal, reconnut l'Hindou après avoir écouté les explications de ses amis.
« Vous, Kariven, n'ignorez pas que la sortie en astral, ou dédoublement de la personnalité, est une expérience déprimante et... dangereuse aussi. Je vais donc me reposer, car c'est à cela que j'aurai recours pour déceler le mystère de cet anneau de clé. k
« Le métal radioactif, par lui-même, ne m'intéresse pas puisque c'est de l'anneau qu'il est sorti. C'est donc là, et non dans ledit métal qu'il faut chercher la solution. »
CHAPITRE III
Vendredi matin, vers 9 h. comme convenu, Marshall et Kariven se rendirent chez Pierre Mazières où Ali ben Rhâ ne tarda pas à les rejoindre.
— Voici l'objet, Maître, dit Pierre en tendant l'anneau à l'Hindou.
— Bizarre, constatat-il en le manipulant. Vous dites que cette tige mesurait 4 ou 5 cm il y a 8 jours ?
— Oui, Maître, confirma André. J'en ai moi-même coupé par la suite 2 ou 3 cm à fin d'analyse. Il ne restait alors qu'un tronçon de 2 cm environ.
— Et aujourd'hui, reprit Ali ben Rhâ, c'est une véritable épingle à chapeau. Bigre, elle a donc triplé de longueur en une semaine ! Ce n'est peut-être qu'un effet d'optique mais, il me semble que la base de ce petit cylindre de métal est sensiblement plus large que le sommet.
Seule l'acuité visuelle d'Ali ben Rhâ avait pu déceler cette infime disproportion passée inaperçue même aux yeux de Pierre.
Le mage hindou poursuivit son examen et, pensif, reprit :
— Si cette croissance continue, dans un avenir indéterminé ce ne sera plus une sorte d'aiguille qu'il y aura sur votre anneau, mais une colonne tronquée à son sommet. Et, dans l'espace et dans le temps l'anneau fera figure de microbe par rapport à la poutre qu'il aura « engendrée ».
Les auditeurs du mage restaient silencieux devant toutes ces explications peu rassurantes.
— Enfin, Maître, questionna Jean, si ce métal croît comme un véritable végétal dépourvu de branches et de feuilles, c'est donc qu'il a une vie... propre, tout comme un être organisé qui évolue peu à peu ?
— Mon cher Jean, tout ceci est tellement abracadabrant que je ne peux rien pronostiquer sur-le-champ. Seule une séance de dédoublement pourrait nous renseigner. Je suis prêt à la tenter, mais loin des bruits de la capitale. Connaissez-vous un endroit tranquille, hors de Paris ?
— Oui, Maître. Les parents d'un de mes amis, Robert de la Ferrière, possèdent un château non loin de Versailles. C'est une vieille baronnie du XVe siècle, je crois. Je suis persuadé qu'ils seraient très heureux d'assister à une sortie en astral. D'autant plus que l'occultisme les passionne. Je vais leur téléphoner.
— Avec plaisir, Jean. Ce château serait l'endroit rêvé pour un dédoublement. Nous pourrions y aller sans tarder, car ce métal émet des radiations néfastes que je perçois très bien. Il faut rapidement savoir ce qui est à l'origine de cette croissance.
— Vos amis s'intéressent donc aux Sciences Occultes ?
— Ils en sont passionnés. La châtelaine est une femme charmante, mais qui croit voir des fantômes un peu partout, ce qui la rend un tantinet loufoque. M. de la Ferrière, de son côté, étudie sérieusement, malheureusement, les excentricités de la baronne perturbent ses recherches.
« Bob, ou plutôt Robert, leur fils, est un jeune architecte, très moderne, qui ne prend pas très au sérieux les études de ses parents. »
La Ford LTD de Pierre, reluisante au soleil, roulait à vive allure sur l'autostrade, emportant Dianna et André. A faible distance, suivait la R. 18 de Jean où avait pris place Ali ben Rhâ.
Ils traversèrent Versailles, poursuivirent leur chemin sur la route de Dreux et arrivèrent en vue du château de Mauberlé.
Ce château avait été bâti en 1480 à l'orée du bois de Marège et restauré en 1885. Deux tours angulaires s'élevaient jusqu'au chemin de ronde bordé de mâchicoulis.
Les lignes sobres des créneaux et des tours massives se détachaient nettement sur le fond de ciel bleu.
Au-delà du parc, que sillonnaient des allées conduisant à un vieux manoir, s'étendait la forêt.
En short et chaussé d'espadrilles, Robert de la Ferrière accueillit son ancien camarade avec une joie non dissimulée :
— Ce vieux Kary ! Heureux de te revoir. Comment va, émule d'Albert le Grand ?
« Mais entrez donc, conseilla-t-il familièrement. Je vais vous faire déguster un cocktail dynamique de ma composition. »
Ils firent rapidement connaissance et bavardaient déjà amicalement lorsque M. et Mme de la Ferrière arrivèrent au salon.
Bob fit les présentations. Quand il arriva au tour du mage, la baronne qui était ravie, se méprit sur sa nationalité et s'exclama d'une voix aiguë, mais naturelle chez elle :
— Un sorcier arabe ! C'est merveilleux ! Pratiquez-vous la magie noire, les sortilèges et l'évocation des désincarnés ?
— Certes, non, chère madame, rectifia le mage.
Navré de vous décevoir. Je ne me sens aucun goût pour la basse magie que vous appelez noire.
— Mais que faites-vous, alors ? demanda-t-elle désappointée.
— Simplement de l'hypnose, de la voyance et aussi des sorties en Astral. Cela paraît vous étonner, n'est-ce pas ?
— Eh bien ! non... non, je croyais qu'un sorcier était... Comment dirai-je... Beaucoup plus...
— Beaucoup plus... théâtral ? C'est possible, chère madame, mais je ne suis pas plus sorcier qu'arabe. Il y a une profonde nuance — qui serait trop longue à expliquer — entre l'occultiste hindou que je suis et le sorcier... arabe que je ne suis pas.
— Voilà de bonnes explications, conclut naïvement la baronne et elle continua sans se rendre compte du ridicule de sa question :
« Quand donc, Maître, nous ferez-vous un de vos tours ?
— Je ne fais pas des tours, chère madame, j'officie, lui répondit-il calmement mais commençant à trouver ces questions déplacées.
— Mon fils m'a dit, monsieur Kariven, qu'un lieu tranquille vous était nécessaire ? intervint le châtelain. Vous êtes ici chez vous, nul ne vous dérangera. Néanmoins, ajouta-t-il en s'adressant au mage, pourrais-je savoir à quelle expérience nous aurons le plaisir d'assister.
— Naturellement, monsieur. Je me propose de réaliser une sortie en astral. C'est une opération qui, vous ne l'ignorez pas, nécessite une grande quiétude, surtout lorsqu'elle est pratiquée à l'état de veille. Je vous expliquerai seulement le moment venu, si vous le permettez, le motif précis de cette séance. Mon récit contribuera à créer le climat favorable, toujours indispensable en matière d'occultisme.
— C'est entendu. Le vieux manoir, à mon avis, sera tout à fait adéquat à la chose. Nous irons après le dîner...
« Adéquat à la chose » était une expression particulièrement prisée par le baron. Aussi ne laissait-il jamais s'échapper l'occasion de la glisser dans la conversation, savourant avec délice les consonances baroques de cette locution peu usitée.
— Madame la baronne est servie.
Firmin, le valet, venait d'annoncer que l'heure n'était plus aux discussions mais plutôt à la table.
— Allons nous restaurer, conseilla le châtelain. Il est 8 heures et je crois que l'air de la campagne aura aiguisé votre appétit.
Tous pénétrèrent dans la majestueuse salle à manger éclairée par des candélabres et des torches murales électriques.
Ils s'assirent autour d'une longue table recouverte d'une nappe brodée sur laquelle huit couverts en argent avaient été disposés.
A chaque angle de la pièce, une imposante armure de chevalier semblait veiller. Leurs gantelets de fer tenaient un glaive dont la pointe reposait entre leurs solerets.
Bardés de fer et d'acier, ces Preux du Moyen Age donnaient aux invités l'impression de revivre une époque lointaine et disparue.
Eclairée par le chandelier que portait Firmin, la petite colonne composée des châtelains et de leurs invités s'étirait à travers bois en direction du vieux manoir.
La lueur vacillante des bougies déformait les êtres et les choses, dessinant des figures aux contours insolites ou hallucinants.
Les rayons de Lune, que masquaient parfois de vagues nuages, paraissaient jouer avec les arbres de la forêt du château de Mauberlé, mettant tantôt une ombre, tantôt une éclaircie sur le vieux manoir qui, dans la brise nocturne, prenait un aspect inquiétant.
Le hululement d'une chouette déchira l'air. Au loin, un crapaud lui répondit.
Des éclairs de chaleur illuminaient de temps en temps les nuages mouvants qui, sombres et tourmentés, s'étiraient lentement dans le ciel. Un vent faible et chaud alourdissait encore l'atmosphère.
Tout ceci ne manqua pas de faire « jacasser » la châtelaine :
— Cette forêt est sinistre la nuit. Les lutins et les gnomes doivent nous prendre pour des sorcières et des sorciers se rendant au Sabbat. Vous ne le croyez pas, Mlle Dianna ?
— Heu... Oui, Madame... sans doute, répondit-elle sans conviction.
— A minuit, reprit la baronne émoustillée par l'ambiance, les spectres et les fantômes commenceront leurs rondes dans les souterrains du château. Qui sait ? Avec un peu de chance nous en verrons un au Manoir ! C'est là qu'en 1590 mourut assassiné le Comte Dominique Adhémar Sosthène de la Ferrière du Bois-Bigorné, un de nos ancêtres.
— Avec un peu de chance ! s'exclama Dianna anxieuse en prenant le bras d'André. Vous plaisantez, Madame ?
— Pas le moins du monde. On ne plaisante pas avec les morts ! J'ai vu Dominique Adhémar, c'est-à-dire son fantôme, aussi vrai que je vous vois.
— Je t'en prie, Françoise, interrompit le baron. Laisse cette question, tu finiras par effrayer cette charmante enfant.
— Tu as raison, Amédée, parlons d'autres choses... D'ailleurs, nous voici arrivés.
Poussée par Firmin, la porte du manoir s'ouvrit toute grande avec un grincement assez lugubre. Au même moment, un hibou qui s'était posé sur le toit s'envola en poussant son hou-hou monotone et funeste.
Le vieux manoir avait été transformé par les de la Ferrière en pavillon de chasse. Les murs de la pièce principale arboraient tous, en guise de tapisserie, des trophées tels que : têtes de cerfs, de sangliers, d'ours, de chats sauvages et de bien d'autres animaux encore.
— Je suis navré, Maître, s'excusa la baronne, mais dans cette demeure nous devrons nous éclairer à la bougie. Amédée n'a jamais voulu qu'on y installe l'électricité, afin de pouvoir y travailler tout comme les sorciers du Moyen Age. Le seul inconvénient, c'est qu'il n'a jamais trouvé, jusqu'à maintenant, des chandelles faites de graisse humaine. J'ai lu sur un vieux grimoire que ce genre d'éclairage était recommandé au cours des évocations de défunts...
Dianna se pencha vers son ami et lui chuchota :
— Ah ! J'te jure ! Mais elle croit au barbu c'te bonne femme ? Charmante soirée !
— Toi, mon chou, sourit André, je te vois venir. Quand tu parles argot, la crise de nerfs n'est pas loin. Allons, reste bien sage et, si tu as peur, raconte-toi des histoires drôles !
— Voilà déjà une heure que j'essaye de m'en raconter !
Le valet plaça le chandelier sur une grande cheminée de marbre vert. Le dessus poussiéreux était surmonté de pentacles et de peaux d'animaux sur lesquels étaient peints des signes cabalistiques et notamment le Sceau de Salomon, triangles entrecroisés, figure lourde de significations ésotériques. Un crâne humain aux orbites sombres, un brûle-parfum, utilisé pour les apparitions, occupaient les extrémités de la cheminée.
Sur l'ordre des châtelains, Firmin, une bougie à la main, s'en retourna au château distant de 300 mètres.
Abandonnant la réserve habituelle que nécessitaient ses fonctions, le valet de chambre, un peu superstitieux et pas très rassuré de marcher seul, la nuit, à travers bois, se prit à grommeler :
— Si c'est pas malheureux d'avoir de pareils singes ! Ils vont encore jouer aux sorciers. Je leur en foutrai, moi, des sorciers ! Ah ! Mes aïeux !
Dans la grande pièce faiblement éclairée par l'unique chandelier, les trophées de chasse paraissaient s'allonger démesurément et vouloir descendre de leur cadre pour se jeter sur les intrus.
— Je me permets de diriger les opérations, commença Ali ben Rhâ. Vous, Jean, veuillez vous asseoir entre Mme et M. de la Ferrière.
« Quant à vous tous, placez-vous je vous prie, de part et d'autre de ces trois personnes qui ne doivent pas être séparées. Pratiquant l'occultisme, elles projetteront un fluide qui me sera d'une grande utilité lors du déroulement de la séance. »
Disposés en demi-cercle à 1,50 m d'une massive table ronde en chêne, les deux châtelains, Jean, André, Dianna, Pierre et Bob attendaient que le mage leur indiquât ce qu'il convenait de faire.
— Monsieur Mazières, voulez-vous poser l'anneau sur cette table ? demanda le mage en enflammant des plantes odoriférantes dans le brûle-parfum.
Une suave odeur se répandit insensiblement dans le manoir qui prenait ainsi l'aspect d'un Occultum ou laboratoire de magie.
— Un anneau de clé ! s'exclama la baronne, surprise. Pourquoi y avez-vous soudé ce morceau de fer ? En voilà une idée !
Afin de satisfaire la curiosité légitime des châtelains, Pierre raconta ce qu'il savait sur l'anneau et sur ce que la baronne prenait pour un « morceau de fer ».
Bob, pour la première fois, semblait intéressé par les préparatifs. Son esprit, s'appuyant plutôt sur des faits que sur des hypothèses, lui interdisait d'ajouter foi à toutes les théories ou sciences qualifiées d'occultes, néanmoins, il ressentait en ce moment un quelque chose peser sur sa poitrine.
Cette impression était aussi éprouvée par toute l'assistance. On aurait dit une gêne, une incommodité, ressentie à la veille d'un événement grandiose ou d'une catastrophe.
Dianna, impressionnée par ce qui allait se passer, se rapprocha de son ami.
— A mon signal, Jean, expliqua le mage, vous saisirez de votre main gauche les mains de Mme de la Ferrière et, de votre droite, celles de M. le baron. Vous formerez de cette façon ma chaîne biopsychique de protection. La table où repose l'anneau sera donc entre vous et moi.
— Mais pourquoi donc, Maître, interrogea Bob. M. Kariven et mes parents devront-ils vous protéger pendant votre sortie en astral ?
— Vous semblez ignorer, répondit le mage, que lorsqu'une personne se dédouble, c'est-à-dire quand elle extériorise l'aura de son corps physique, ce dernier est en butte à de graves dangers : soit que l'esprit d'un désincarné s'en empare et le rende fou par hallucinations, soit qu'un grand bruit ici-bas ou qu'un incident dans l'au-delà — tel que rencontre de larves ou Elémentals ([1]) — trouble son moi spirituel et le plonge à jamais dans un état de catalepsie permanente, état qui 9 fois sur 10, est suivi de mort.
« Vous saisissez maintenant pourquoi le magiste officiant, lors de ses tentatives, doit être protégé par un cercle magique, ou tracé sur le sol à l'aide d'une épée consacrée, ou par la volonté de trois personnes. »
S'adressant à Jean Kariven et aux châtelains devant former la chaîne protectrice, Ali ben Rhâ poursuivit :
— Vos ondes psychiques envelopperont mon corps pour le soustraire, durant toute l'expérience, à l'influence pernicieuse des entités inférieures. Au demeurant, quoi qu'il arrive, pas un cri, pas un geste. Pensez seulement que tout ce que vous verrez est, en effet, peu ordinaire mais naturel.
« Cela paraît invraisemblable de vouloir explorer la matière, ou mieux l'intérieur de la matière. Ce n'est pourtant pas impossible.
« La science est parvenue à localiser dans la molécule, les atomes, les électrons, ainsi que quelques autres particules de l'infiniment petit. Au-delà de cette limite, plus rien. Seules certaines ondes sont enregistrées par de puissants appareils et, même la chambre de Wilson ne découvrira jamais la nature de ce que l'on pourrait appeler la matière de la matière ou, matière de l'édifice atomique lui-même. Le fait qu'il soit prouvé que la matière n'est qu'énergie condensée ne détruit pas ce grand point d'interrogation. »
— Alors, Maître ? interrogea la baronne que cet exposé avait rendue palpitante d'intérêt... d'autant plus qu'elle n'y avait rien compris !
— Alors, chère madame, continua le mage souriant, grâce aux pouvoirs que m'ont légués mes ancêtres, je vais tenter de percer le mystère qui entoure cet anneau de clé.
— Vous allez visiter l'intérieur de cet anneau ? demanda Robert incrédule.
— Dans un sens, oui et non, car pendant tout le voyage mon corps physique ne quittera pas ce fauteuil. Quant à mon double, que de choses ne verra-t-il pas !
Ali ben Rhâ s'assit, regarda une dernière fois ses amis, fit un signe de tête à Jean et posa ses mains sur les larges bras du fauteuil.
Une seule bougie, voilée par un écran de soie verte, éclairait faiblement la pièce où l'on pouvait entendre les respirations.
Le visage étrangement calme, l'Hindou fixait l'anneau posé à un mètre de lui au centre de la table. Il le fixait de son regard hypnotique.
Bientôt, Dianna tressaillit et, comme dans un souffle, chuchota :
— Oh ! André...
Les mots s'arrêtèrent dans sa gorge serrée par l'épouvante.
Cette légère émanation que l'on distinguait à peine s'exhala du corps endormi.
Cet effluve prit forme et ce fut alors un tout autre personnage, fluidique et vert de jade, qui se libéra lentement de l'enveloppe charnelle d'Ali ben Rhâ. Son double éthérique s'échappait de lui-même.
L'aura s'éleva dans l'air, plana un instant tel un ange et, doucement, très doucement, redescendit sur la table.
Peu à peu le fantôme flou se déforma, s'effila et se fondit dans l'anneau de clé. Sans aucun bruit, il disparut tout à fait.
Un silence sépulcral régnait sur l'assemblée.
Ali ben Rhâ était figé dans la même attitude qu'il avait prise dès le début de l'expérience. L'intensité de son souffle se ralentit graduellement. Tout, en lui, était entré dans un état latent, ses facultés, son puissant regard derrière ses paupières maintenant closes, enfin, le rythme de sa respiration.
De leur côté, les deux châtelains et Jean Kariven se tenaient mutuellement les mains. Leurs yeux se rivaient au mage, séparé d'eux par la table. Ils étaient au premier degré de l'état second, c'est-à-dire à cheval entre le monde à trois dimensions dans lequel nous vivons et l'astral, que peu de vivants peuvent atteindre.
Soudain, de l'anneau de clé, sortit une vapeur orangée qui monta rapidement et prit une apparence humaine. Elle se coagula dans l'air et se transforma sur-le-champ en un splendide corps de femme, mais un corps tout à fait matériel cette fois !
Stupéfaits et croyant être les jouets d'une hallucination collective, les assistants n'osaient pas parler. Ils restèrent là, comme pétrifiés, à regarder cette jeune fille d'une beauté exceptionnelle, qui venait de surgir devant eux tel un diable de sa boîte.
Cette inconnue, apparue mystérieusement, n'avait pour tout vêtement qu'un petit maillot moulant d'une manière admirable ses formes sculpturales.
Une longue cape, verte à l'intérieur et rouge à l'extérieur, mais, quelque peu usée et déchirée, drapait ce corps bronzé. De courtes bottes éculées, montant à mi-mollet, complétaient l'ensemble inattendu de cet accoutrement.
Cet être étrange et merveilleux dégageait une fluorescence, vive tout d'abord puis qui diminua d'éclat. Ses blonds cheveux, bien que décoiffés, semblaient également lumineux. Etait-ce un effet d'optique dû au peu d'éclairage ou la réalité ? Et pourquoi les vêtements de cette apparition étaient-ils en lambeaux ?
La jeune fille debout sur la table, l'anneau de clé à ses pieds, regarda avec une vive curiosité les personnes qui l'entouraient.
Elle arrêta son regard sur Pierre et lui sourit. Mais, avant que son sourire ne se soit complètement formé sur ses lèvres écarlates, elle disparut comme elle était venue, semblant se fondre en fumée orangée pour réintégrer silencieusement l'anneau de clé.
Les témoins de ce phénomène déconcertant n'en croyaient pas leurs yeux et se demandaient si leurs sens n'avaient pas été ébranlés par toutes les émotions précédentes.
Chacun interrogeait son voisin du regard, cherchant à savoir s'il n'avait pas été trahi par son imagination.
Quelques instants plus tard, de ce même anneau de clé s'exhala comme une ombre grandissante. Ce ectoplasme mouvant descendit lentement, enveloppa progressivement le mage et pénétra dans son corps.
Ali ben Rhâ revint à lui.
Les deux châtelains et Jean se lâchèrent réciproquement les mains afin de secouer leurs membres qui commençaient à s'ankyloser.
L'Hindou était visiblement très déprimé. Ses yeux clignaient pour s'habituer à la lumière du chandelier qui, maintenant dévoilé, éclairait plus nettement la pièce.
Le mage, dont les esprits ne semblaient pas encore bien rassemblés, jeta un regard circulaire et posa cette question inattendue :
— Quel mois... quel jour sommes-nous ?
— Voyons, Maître ! s'étonna le baron. Nous sommes aujourd'hui le 16 juin 1984. Il est minuit 10. Il y a donc 10 minutes à peine que vous êtes entré en transe pour vous dédoubler.
— C'est incroyable ! J'aurai donc vécu près de 2 mois en 10 minutes !
— Ciel ! deux mois en 10 minutes ! s'exclama la baronne stupéfaite.
— Expliquez-vous, Maître, conseilla à son tour Jean Kariven. Qu'avez-vous fait pendant ce court laps de temps qui vous paraît si long ?
— Et qui était cette délicieuse beauté blonde qui nous est apparue il y a quelques minutes à peine ? demanda Pierre que cette admirable apparition avait émerveillé.
Sans laisser au mage le temps de répondre aux nombreuses questions que, de tous côtés, on lui posait, Mme de la Ferrière, très irritée, rugit :
— Amédée ! Si tu regardes de nouveau une femme comme tu l'as fait pour cette... cette..., pour cette créature, je te donne une gifle ! Oh ! ne te regimbe pas, j'ai parfaitement senti le fluide se relâcher de ton côté, lors de l'apparition. Toi seul en fus la cause.
— Mais, ma bonne amie, je t'assure... protesta le baron embarrassé.
Cette altercation amusa follement l'assistance qui dut se contenir pour ne pas laisser fuser les rires.
Ali ben Rhâ, faisant diversion, s'empressa de renseigner les uns et les autres :
— Maintenant, mes amis, chaque chose en son temps. Je vais vous retracer les péripéties de mon long et fabuleux voyage.
« Me croirez-vous ? Cependant, je vous donne ma parole que ce récit est l'exacte vérité. Je n'ai rien inventé et j'ai réellement vécu ces bouleversantes aventures... »
CHAPITRE IV
Le mage, tout au moins son double, lorsqu'il pénétra dans la matière de l'anneau de clé, se trouva subitement plongé dans une sorte de tourbillon strié de traînées fugitives et colorées.
Peu à peu, les traînées fulgurantes s'éloignèrent derrière lui et il se sentit baigné d'une douce luminescence verte : Au loin à gauche, à droite, de tous côtés, il apercevait des masses floconneuses ovoïdes à bords échancrés, sortes de jetons ou de lentilles géantes formées d'un noyau éblouissant autour duquel s'étendaient, jusqu'à la périphérie, des espèces de paillettes brillantes, des millions ou des milliards de paillettes, se fondant en un nuage lumineux et tourbillonnaire.
« Des nébuleuses ! pensa le mage. Ou plutôt... des molécules ! »
Il poursuivit son voyage à une vitesse inimaginable. Les nébuleuses-molécules grossissaient d'une manière effrayante, semblaient foncer vers l'Hindou fluidique puis disparaissaient derrière lui, traversées par le double comme de simples fumées.
S'habituant insensiblement à cette étonnante coloration verte dont le ton s'éclaircissait légèrement, il distingua, en s'attardant dans une « nébuleuse-moléculaire », en différents points éloignés, de nombreuses sphères entourées d'un halo blafard. Plus près de lui (relativement parlant !) d'autres sphères brillaient comme les étoiles par une claire nuit d'été.
Ali ben Rhâ parcourut encore des millions et des millions de « nébuleuses-moléculaires ». Soudain, traversant un de ces amas stellaires, son attention fut attirée par une masse sombre, cylindrique.
Le mage s'approcha — si on peut s'exprimer ainsi ! — et constata que cette masse gigantesque s'arrêtait brusquement à la limite de la formation galactique. La partie terminale semblait avoir été brisée.
Intrigué, le double fluidique du mage s'évanouit pour reparaître instantanément à cette limite.
De nombreuses cassures, brillantes d'un éclat métallique et comparables à de grandes montagnes, recouvraient le disque démesuré qu'était la base de cette colonne. Son diamètre pouvait avoir quelque 600 ou 800 km. Mais, peut-on parler de kilomètres en un endroit pareil ?
Où il était, Ali ben Rhâ voyait le mât en enfilade et, en premier plan, sa surface de base.
« Comme c'est étrange, soliloquait-il, de voir ainsi des montagnes suspendues au-dessus de soi. On a l'impression de planer la tête en bas et les pieds en HAUT. »
Il continua ses pérégrinations d'astronaute de la matière et, tout à coup, pénétra dans une de ces sphères blafardes qui l'avaient intrigué.
Le halo s'atténua puis, disparut.
Au loin, un globe fulgurant illuminait une multitude de billes colorées qui tournaient autour de lui.
Ali ben Rhâ était perplexe. Etait-il vraiment en présence d'un univers ? Venait-il bien d'entrer dans un système solaire ? Pourtant oui, il n'y avait aucun doute. Ce globe et ces billes de couleurs variées en faisaient foi.
En effet, c'était bien dans un ciel que voyageait maintenant l'Hindou et, bien que très différent du nôtre, il n'en était pas moins tout à fait réel puisqu'un système solaire s'y trouvait déployé.
Seulement, à l'inverse de notre soleil, la clarté qu'émettait celui-ci était verte.
Parés de cette étrange luminosité émeraude, les astres gravitaient dans un « éther » de rêve.
Brusquement, le mage aperçut une planète qui le cloua de stupeur.
Surmontée d'une énorme masse tubulée, elle ressemblait plus à un bilboquet colossal qu'à un astre.
Comparant la colonne issue du sol planétaire à celle qu'il avait vue auparavant se perdre dans l'espace, l'Hindou ne put s'empêcher de s'exclamer :
— Je veux bien être changé en djinn ([2]) si ce jouet de Titan est une œuvre de la nature !
Tout comme l'autre cylindre, l'extrémité de celui-ci était recouverte de montagnes métalliques. On aurait dit qu'un chalumeau géant en avait, de sa flamme, léché le sommet.
Se déplaçant à la vitesse de la pensée, Ali ben Rhâ voyait lentement grossir la mystérieuse planète « emmanchée » vers laquelle il se dirigeait.
Un sol craquelé, tourmenté, avec des mers et des montagnes lui apparut. Puis, plus rien de bien précis : ils traversaient une partie nuageuse de l'atmosphère planétaire.
Les brumes se dissipèrent et des continents surgirent peu à peu. Une mer immense s'étendait entre deux grandes aires terrestres qui se rejoignaient par le Nord. Là, un détroit les séparait.
Les chaînes montagneuses, aussi bien que les plaines, étaient parsemées de points rougeoyants et fumants. Descendant vers la croûte solide, le mage en découvrit aisément l'origine. Il s'agissait de volcans en activité !
Juste au-dessous de l'Hindou, un énorme cratère où bouillonnait la lave incandescente commença à s'agiter. Une crevasse prit naissance sur la partie basse de la gueule du cratère. Elle s'élargit rapidement et fut envahie sur-le-champ par un torrent de boue en ignition.
Soudain, dans un fracas épouvantable, la montagne s'entrouvrit et libéra une tumultueuse cascade de scories brûlantes. Le sol trembla. Des blocs de rocher de 15 à 20 mètres furent expulsés avec violence des entrailles de la montagne et dévalèrent les pentes inclinées dans un nuage de fumée soufrée et au milieu d'éclairs aveuglants.
Cette planète, cet électron-planétaire pour être précis, n'était-il recouvert que de volcans ?
L'Hindou ne s'attarda pas davantage dans cette région inhospitalière. Il atteignit le continent Ouest et prit pied sur la terre ferme.
Au lointain, par-delà la mer, il remarqua pour la deuxième fois la colonne qui l'intrigua tant pendant ses pérégrinations à travers l'éther intramoléculaire. Cette colonne n'était pas très visible à l'horizon rectiligne de la mer miroitante, par contre, bien au-dessus de cette ligne on pouvait la distinguer, s'estompant progressivement dans la stratosphère.
Cachée par des collines et à quelques kilomètres de l'endroit où le mage aborda ce monde, s'élevait une cité fantastique.
Aussi extraordinaire que cela pût paraître, c'était pourtant bien tangible pour Ali ben Rhâ qui, néanmoins, hésitait à se rendre à l'évidence. Emerveillé, il contemplait cette ville, digne des plus beaux contes de fées.
Resplendissantes d'un éclat sans pareil, les maisons, aux formes bizarres, s'étalaient à perte de vue. Sur le toit des plus hautes se dressaient de longs mâts surmontés d'une boule en métal bleu et blanc.
Dans un parc magnifique croissaient des arbres et des végétaux fabuleux, dont les couleurs diaprées réjouissaient la vue.
Un bâtiment à gradins pouvant rivaliser en hauteur avec l'Empire State Building s'élançait au-dessus de la ville, la dominant d'au moins 400 mètres. A côté de ce colosse trônait un édifice de moindre importance bien que gigantesque par rapport aux autres. Ses murs, verts de jade, étaient également veinés de rose.
Palais, maisons et bâtiments montraient en général des couleurs vives et variées, néanmoins le vert semblait être la teinte dominante.
Des êtres vivants (pourrait-on réellement les appeler des humains ?) presque semblables à nous, provoquèrent l'étonnement et la stupeur du mage lorsqu'il les vit.
Les hommes n'avaient pour tout vêtement qu'un collant justaucorps et des courtes bottes. Quelques-uns arboraient aussi une longue cape recouvrant leurs larges épaules.
Les femmes, divinement belles, étaient également vêtues d'un justaucorps ou simplement d'un deux-pièces fait de tissus à reflets changeants. Parfois, une capeline brodée était l'apanage d'une élégante.
Bon nombre d'hommes portaient des gants montant à mi-bras et une courte jaquette richement parée de broderies compliquées. Mais tous, hommes et femmes, avaient la tête coiffée d'un casque, en cuir sans doute, semblable à ceux de nos rugbymen.
Dans ce casque, les oreilles étaient recouvertes par un objet circulaire, enchâssé dans le cuir et surmonté d'une fine tige métallique. Quant à la jugulaire, elle descendait le long des joues et s'élargissait sous le menton et le maxillaire inférieur pour venir mouler complètement la pomme d'Adam.
De larges ceintures en cuir (ou de la matière brunâtre dont étaient fait les casques) ceignaient l'abdomen de ces êtres si curieusement habillés. La boucle de ceinture, démesurément grande et très épaisse, ressemblait plus à un boîtier parallélépipédique qu'à un système de fermeture.
— Baroque, cette conception vestimentaire ! songea Ali ben Rhâ. Enfin, ne nous élevons pas contre la mode !
Le mage ne remarqua pas de vieillards parmi ce peuple. D'une morphologie harmonieuse, cette race paraissait douée d'une éternelle jeunesse car ses plus vieux représentants accusaient 35 à 40 ans maximum.
Seul, un repli musculaire dorsal, formant un V en relief et prenant naissance un peu plus haut que les reins pour se terminer au sommet des omoplates, les différenciait de nous. Chez les femmes, les mêmes excroissances charnues étaient à peine visibles dans la région des muscles trapèzes.
Soudain, un formidable vrombissement retentit.
Passant comme un obus, un engin volant en forme de cigare effilé cingla au-dessus de la ville en crachant une traînée de flammes bleues.
L'Hindou, inquiet, se demandait ce qui allait se produire quand, tout à coup, un ronflement commençait à se faire entendre. Lointain, au début, il devint bientôt étourdissant, effroyable.
De grandes ombres fugitives recouvrirent la ville.
Une escadrille de 200 aérobus géants propulsés par réaction, survola la cité fantastique à une vitesse vertigineuse.
Le mage regarda autour de lui. Les « indigènes » n'avaient même pas levé les yeux. Ce spectacle devait donc n'avoir rien de menaçant.
Brusquement, et sans que rien ne le laissât prévoir, une panique indescriptible s'empara de chaque passant.
Intrigué par cette animation subite, le mage se demanda si une escadrille ennemie n'allait pas bombarder la cité. Il prêta l'oreille, mais n'entendit aucun sifflement de tuyères. Il se retourna et ne vit rien laissant deviner la source d'une telle frayeur.
Maintenant, toutes les rues étaient désertes. Un silence inaccoutumé planait sur les bâtiments.
Tout près du mage, une porte circulaire s'ouvrit.
Dans l'entrebâillement, une jeune fille parut, belle dans ses simples vêtements. Apercevant l'Hindou, c'est-à-dire sa forme fluidique et vaporeuse, elle poussa un cri perçant et se cacha derrière la porte qui se referma aussitôt sans bruit.
Ali ben Rhâ éclata de rire. Son phantasme avait, involontairement, provoqué la panique générale. Il n'en fallait d'ailleurs pour preuve que la terreur de cette jeune fille.
Il est évident que l'aura verte du mage était à peine visible dans ce jour vert émeraude. Il fallait être vraiment près de lui pour l'apercevoir.
Aussi, pour ces gens-là, la rencontre d'un être transparent et qui avançait sans toucher le sol, leur avait causé une impression d'autant plus désagréable qu'elle était inattendue ; cela se conçoit aisément.
La randonnée du mage l'avait amené au pied du colossal palais dont la hauteur impressionnante l'avait frappé dès son arrivée en ce monde où le mystérieux côtoyait le paradoxal.
Le sol résonnait parfois à la suite d'un grondement sourd...
Une voiture d'un aérodynamisme inouï fit brusquement une embardée et vint dangereusement frôler Ali ben Rhâ.
Le danger passé, il sourit car tous ces incidents provenaient du fait qu'il s'apparentait plus à un spectre qu'à un être humain.
Sa déambulation le conduisit devant les marches du palais rose.
Vouloir pénétrer dans ce palais, pensa-t-il, n'est pas prudent. Que répondrai-je si l'on me questionne ? Je ne comprendrai absolument rien... Attendons, c'est préférable.
Ali ben Rhâ continua sa promenade et s'engagea dans une allée conduisant à un grand parc où de nombreux enfants à demi nus, jouaient çà et là, courant, sautant et criant à qui mieux mieux.
Assez loin d'eux un homme, jeune et musclé, adossé à un arbre, dormait, insouciant du bruit que pouvaient faire les garnements.
Le mage s'éloigna de lui, fit un détour, puis, prudemment, s'approcha.
— Ce que je vais faire là, se dit-il, n'est peut-être pas très honnête, mais je n'ai pas le choix des moyens.
Aussitôt son aura s'éclaircit, enveloppa l'individu assoupi et disparut totalement en lui, paraissant l'avoir pénétré par tous les pores de son organisme.
A ce moment précis, le dormeur ouvrit les yeux...
— Mais pourquoi donc, Maître, vous êtes-vous emparé du corps de ce pauvre homme ? demanda Mme de la Ferrière, interrompant le narrateur dans la relation du voyage-pensée.
— Tout simplement pour être comme lui, c'est-à-dire un électronien. Par cette incarnation je m'identifiais à sa personnalité et découvrais toute sa vie passée. D'autre part, je pouvais selon ma volonté, revivre son enfance, son adolescence et sa vie d'adulte.
« Non seulement je me familiarisais avec le mode de vie de ces curieux spécimens d'humanité électronienne, mais aussi et à la faveur de cette substitution, je pus apprendre leur langue.
« Lorsque l'électronien prononçait des paroles, c'était naturellement son cerveau qui agissait, mais c'était le mien qui enregistrait. J'ai ainsi, à mon tour, vécu par la pensée son enfance, à l'école où on lui enseigna la langue internationale. »
— Pardon, Maître, interrogea la baronne. Je n'ai pas compris pourquoi vous avez appelé cet homme un électronien ?
Le mage expliqua ce néologisme :
— Nous sommes personnellement appelés des Terriens parce que nous vivons sur la Terre. Quant à moi, à ce moment de mon séjour là-bas (il désigna l'anneau de clé) et ne connaissant rien du monde dans lequel je venais de pénétrer, j'appelais ses habitants électroniens car leur planète est en réalité un électron.
— Ah ! Et le soleil, ils en ont donc un, eux aussi ?
— Mais naturellement, Madame. Une molécule de matière est en fait une nébuleuse moléculaire renfermant une infinité de systèmes solaires en réduction. Le soleil vert dont je vous ai parlé au cours de mon récit, c'est le noyau d'un atome de cette molécule-univers, et la planète où j'ai vécu de si étranges aventures n'est autre qu'un des nombreux électrons périphériques gravitant autour du noyau d'un atome de fer, puisque l'anneau de clé est en fer. Autrement dit, cette planète est l'un des satellites de ce noyau-soleil intra-atomique, tout comme la Terre est l'une des 9 planètes de notre système solaire.
— Mais enfin, Maître, questionna encore la baronne, vous dites que cet anneau renferme des planètes, des nébuleuses et... tout ce qui est dans l'univers, je veux bien le croire, cependant, il y a du vide entre ces planètes ? Alors... Il y a aussi du vide dans l'anneau ? J'avoue que je ne comprends pas.
— C'est assez complexe, en effet. Cependant, ces vides intra-atomiques sont pour nous si faibles que la matière de l'anneau de clé nous paraît compacte et parfaitement rigide. En réalité, cela n'est pas, pour la simple raison que la matière c'est de l'énergie condensée, figée.
« Si nous pouvions éliminer ces espaces, ces vides, entre chaque noyau atomique — c'est-à-dire rapprocher ces minuscules soleils les uns des autres de manière qu'ils se touchent — un bloc de 10 m3 de cuivre pourrait être rapetissé à la dimension d'un cube de 1 mm de côté, néanmoins, ce mm3 de cuivre pèserait toujours le poids d'une masse de 10 m3.
« J'ai donc vécu, poursuivit Ali ben Rhâ, près d'un mois dans le corps de cet électronien que je faisais agir selon ma volonté, l'obligeant à se remémorer ses heures de classes lorsqu'il était encore enfant, afin que je puisse suivre les cours de langue qu'il avait suivi 95 années auparavant... »
— 95 années ! Vous plaisantez, Maître, s'écria André.
Le mage sourit :
— Certes non, André. Evidemment, je crois vous avoir dit tout à l'heure que je n'avais pas vu de vieillards et je vous parle maintenant d'un homme qui, il y a 95 ans allait en classe et qui, de plus, paraît jeune et bien bâti ! Il est pourtant âgé de près de 120 ans !
« Chez eux, cet âge-là est des plus courants... Prenez patience, je vais vous expliquer ceci qui, pour nous seulement est anormal.
« Voici. Les astres nous envoient une multitude de rayons plus ou moins néfastes — les astrophysiciens de l'électron-planétaire le prétendent également. Il est un fait indéniable, c'est que les rayons cosmiques, qui nous parviennent des espaces intersidéraux les plus éloignés, ont une influence sur la matière, qu'elle soit animale, végétale ou minérale.
« Ces savants, par une cure de rayons spéciaux et artificiels, obtiennent une régénérescence des tissus et des fonctions physiologiques de l'organisme, ce qui prolonge la vie normale de 50 à 80 ans environ.
« Ainsi régénérés, ces êtres singuliers, apparemment, ne vieillissent pas et gardent leur jeunesse. Il n'est pas rare de voir vivre un individu 200 ans. »
Dianna, intriguée par ces révélations, demanda un éclaircissement :
— Vous nous avez dit, Maître, avoir vécu dans l'anneau 2 mois en dix minutes ! Comment une chose aussi incroyable fut-elle possible ?
— Je m'attendais à cette remarque, répondit-il amusé par tant de questions.
Voici un raisonnement simple qui vous permettra de saisir l'incroyable. Un jour terrestre se compose de 24 h. Lorsque la Terre aura fait 30 ou 31 tours, un mois se sera écoulé. Mais ce sont là des unités de mesure qui ne s'adaptent qu'à notre planète.
« Ainsi, dans l'infiniment petit, la rotation d'un électron sur lui-même — phénomène appelé « Spin » — ne se fait pas en 24 h, mais en un temps incommensurablement plus court. C'est la raison pour laquelle j'étais sur la planète électron depuis 2 mois déjà alors que, sur Terre, 10 minutes à peine venaient de s'écouler.
« C'est à priori paradoxal, mais cela s'explique par les lois de la Relativité d'Einstein. S'il vous était possible d'examiner un électron à l'aide d'un ultramicroscope électronique à grossissement illimité, nous pourrions suivre toutes les phases de la vie des électroniens, vie qui, pour nos sens et à notre échelle de mensuration du temps, ne durerait que quelques jours.
« Les termes d'heures, jours et mètres sont impropres car ils ne correspondent pas au système métrique et temporel de cet univers de l'infiniment petit, néanmoins je suis contraint de les employer pour faciliter la compréhension. »
— Mais alors ! s'écria Mme de la Ferrière avec désappointement, avant la fin du mois, tous ces gens-là seront morts ?
— Il n'y a pas de doute, confirma le mage, et d'autres leur auront fait place, qui ne vivront pas plus longtemps qu'eux, soit 160 à 200 ans de leur vie électron-planétaire, ce qui correspond à moins de 9 de nos jours !
— Voilà pourquoi vous avez pu vivre si longtemps en si peu de temps, murmura pensivement Jean Kariven. Je comprends...
— Que fait-il dans la vie, cet électronien, Maître ?
— Il est moniteur de culture physique et de naturisme dans un collège, ce qui m'a grandement servi, car j'étais ainsi continuellement plongé dans un milieu d'études diverses. Les élèves étaient jeunes, certes, mais leurs cours, que je suivais avec beaucoup d'intérêt, atteignaient le niveau du baccalauréat. Un système d'éducation rationnelle est, depuis fort longtemps, devenu obligatoire chez ces électroniens. A 14 ans tous les élèves présentent et obtiennent une sorte de « bac » infiniment supérieur à notre bachot ; il est vrai que ces études ne s'encombrent pas de toutes les stupidités qui tarent les études terriennes. Les rares « retardataires » complètent leurs lacunes en dormant...
— Comment ! En dormant ? s'étonna Robert de la Ferrière.
— Parfaitement. Un dispositif de magnétophone électronique, appliqué sur leurs oreilles pendant le sommeil, permet à leur subconscient d'enregistrer et de retenir ce que les études normales ne leur ont pas permis d'assimiler.
Toujours aussi curieuse, Mme de la Ferrière demanda :
— S'est-il aperçu de quelque chose votre électricien ? Oh ! pardon, Maître. C'est électronien que je voulais dire...
Dans un coin de l'occultum faiblement éclairé, André et Dianna, à ces mots, ne purent s'empêcher de rire sous cape.
— Cet homme n'a jamais rien su, chère madame. Mais après l'avoir libéré de mon entrave psychique, il a dû ne plus très bien se souvenir de ce qui s'était passé durant un mois. Seul un trou noir subsistera dans sa mémoire...
... D'un pas rassuré, Ali ben Rhâ s'avançait dans les rues de la ville en direction du monumental palais.
Terrorisés, sur son passage, les gens s'enfuyaient, en criant.
Ali ben Rhâ venait de quitter le corps qui l'avait abrité.
— Suis-je donc si laid à voir ? songeait-il. Evidemment, je suis transparent et le peu de mes vêtements que ces électroniens distinguent, doit leur paraître d'une pudeur extravagante.
Atteignant la place où trônaient les deux formidables bâtiments, le double vaporeux du mage grimpa le grand escalier qui menait à l'entrée principale du palais à gradins.
Devant la porte, deux hommes, des sentinelles ou des domestiques ? pensa Ali ben Rhâ, le regardaient monter, perplexes et hésitants.
Les cerbères palabrèrent une seconde puis, soudain, pris de panique, s'engouffrèrent dans le palais. Avec un bruit sourd, la porte se referma au nez du mage.
Désemparés, les deux gardes couraient à travers le majestueux palais. Ils furent rapidement aux étages supérieurs et, après avoir traversé plusieurs pièces richement décorées, arrivèrent devant un énorme hublot métallique circulaire.
L'un d'eux tendit le bras en direction d'une cavité pratiquée dans cette porte-hublot apparemment faite d'acier chromé car sa surface lisse brillait comme un miroir. Aucune aspérité, ni aucun rivet ne laissait deviner l'emplacement de la serrure, pourtant, ce simple geste la fit s'ouvrir.
Une grande salle, entièrement métallisée, apparut.
De longues tables encombrées d'instruments bizarres bordaient les murs éclairants de cette pièce. Un engin curieux en occupait le centre. Cela ressemblait un peu à un mortier de gros calibre dont le canon aurait été en verre bleu luminescent.
Un rayon éblouissant s'échappait de l'extrémité béante de cet appareil et allait frapper une plaque terne et fort épaisse, du plomb probablement, fixée à un socle de même nature.
Un homme accusant une quarantaine d'années, le corps entièrement recouvert d'un scaphandre transparent qui laissait voir son justaucorps orange, actionnait des commandes à l'arrière de cette machine énigmatique.
L'entrée brusque des deux cerbères l'interrompit. Il abaissa vivement un contacteur et le rayon disparut.
— Pourquoi venez-vous au laboratoire ? demanda-t-il irrité par cette irruption. Sans scaphandre protecteur c'est dangereux. Mais ?... Qu'avez-vous ? Vous semblez effrayés ?
— O Lykam, pardonne notre intrusion... Nous avons vu... AAAAH!...
Un long cri s'étrangla dans la gorge de l'électronien. Ses yeux hagards fixaient un angle du laboratoire.
Les deux autres suivirent son regard et poussèrent ensemble un « Oh ! » de stupéfaction.
Assis paisiblement sur un coffre de métal nickelé, Ali ben Rhâ venait une fois encore d'utiliser ses facultés supranormales. Cet être extraordinaire s'était automatiquement transporté à l'intérieur du palais, traversant ses murs comme s'ils avaient été de la brume.
Parlant leur langue, le mage rassura les 3 hommes, s'adressant plus particulièrement à Lykam, l'occupant du laboratoire :
— O Lykam, et vous Nixomiens, ne partez pas. Je ne vous veux aucun mal.
Peu rassurés, les électroniens se concertèrent du regard.
— O Etranger, d'où viens-tu et comment as-tu appris notre langue ? s'enquit Lykam en tutoyant AU ben Rhâ.
Ce « Tu » ne choqua nullement le mage qui, à l'inverse de Cyrano de Bergerac, ne s'écria pas : « Tu, tu ! Mais qu'est-ce donc qu'ensemble nous gardâmes ? »
En effet, tous les ouvrages de piété, bon nombre de partis politiques (ou tous !) sans oublier le commun des mortels, prétendent que les humains sont frères — ce n'est qu'une prétention, naturellement ! Il n'y a par conséquent aucune raison pour que le vous conventionnel ne cédât pas la place au tu... fraternel.
Fort de ce raisonnement logique, Ali ben Rhâ n'hésita pas à employer la deuxième personne du singulier :
— J'arrive d'un monde dont tu ignores même l'existence. Quant à la langue internationale, je l'ai apprise grâce à un de tes semblables. Mais toi, ô Lykam, si j'ai bien compris, tu es un haut personnage de ce pays ?
— Oui, Etranger. J'ai l'honneur d'être le Conseiller Scientifique de Gorok, roi de Nixomie. Le peuple m'appelle le Vénérable, car je suis très vieux...
L'Hindou considéra cet homme, aux traits réguliers, sans rides ni cheveux blancs, très droit, d'une carrure athlétique.
— J'ai 165 ans, continua Lykam. Et, depuis près de 100 ans, Gorok et moi élaborons et faisons respecter les lois qui régissent le royaume dans la justice et la liberté.
« Mais... Pourquoi n'es-tu pas fait de chair, tout comme nous ? Serais-tu une projection de pensée ? Certains de mes collègues croient possible ce phénomène... »
— Je suis, O Lykam, un être charnel identique à toi-même, mais je viens en quelque sorte « en pensée » comme tu le crois, d'une planète hors de ton univers où gravite l'électron sur lequel tu vis.
— Je ne comprends pas, Etranger. Comment as-tu pu atteindre notre planète « Enoctan » puisque ton monde est situé hors de nos univers ?
L'Hindou, non sans difficultés, lui expliqua avec force détails l'origine de cette singulière aventure.
—... Et c'est ainsi, termina le mage, qu'après tant de périples, je suis arrivé, O Lykam, sur ce continent que tu appelles Nixomie.
— C'est l'histoire la plus invraisemblable que j'aie jamais entendu conter ! s'écria Lykam absolument abasourdi.
« Le « Bakrum » est donc sorti de nos molécules-univers ? L'infini impondérable et à la fois matériel aurait-il une limite relative ? Grâce à toi, Ali ben Rhâ, les plus grandes énigmes de notre univers, et certaines de mes recherches, vont trouver une solution.
— Qu'entends-tu par Bakrum et dans quel genre de recherches te spécialises-tu ? demanda le mage intéressé.
— Le Bakrum est un métal effrayant... Je t'en parlerai tout à l'heure. Quant à mes recherches elles englobent tout ce qui a trait à la physique nucléaire, à la désintégration de la matière, surtout. Cet appareil, au centre du laboratoire, est un propulseur de corpuscules électroniques. Un canon où les obus sont remplacés par des rayons électroniques ainsi que par d'autres rayons que j'ai baptisé « anti-Bakrumiques ».
— Tu es donc physicien. Tes travaux ont-ils abouti ?
— Oui, mais hélas... pas comme je l'attendais.
— Quelle tristesse, Ami. Je vois dans ton esprit, l'image de deux jeunes filles, ou jeunes femmes, retenues prisonnières. Pourquoi ?
— Tu lis dans ma pensée ! s'étonna le vieux savant. C'est génial, Ali ben Rhâ. Oui, ma fille et une de ses amies sont captives. Il y a 6 ans déjà que ce malheur est arrivé.
— Explique-moi cela, O Lykam ?
— Je vais tout d'abord te donner un court aperçu des événements qui bouleversèrent notre planète il y a 1987 ans, c'est indispensable pour la compréhension de notre mode actuel d'existence et... pour ce que tu verras d'ici à quelques mois.
« Donc, au début de l'ère Atomique, il y a 2000 ans environ, un savant nommé Nakya découvrit au bout de longues années de recherches, un isotope de l’« Abakronium », le plus léger des métaux, dont la dureté est voisine de celle de l'acier, et la densité de celle du liège.
Cet isotope, appelé Bakrum, après divers traitements chimiques et ionisations, augmenta de volume et cela continuellement en progression mathématique. Voici le processus de cette « Vie métallique ».
« Ainsi bombardés, certains électrons de ce métal se scindaient en 4 éléments nouveaux qui se subdivisaient chacun en 4 autres éléments, dont 2 électrons de synthèse, et ainsi de suite. Le noyau de l'atome grossissait, lui aussi, et se divisait bientôt en 2 puis en 4 noyaux nouveaux entraînant avec eux les électrons et autres particules formant ainsi d'autres atomes au sein de chaque molécule qui, elles-mêmes, se fractionnaient en 4 molécules. L'accroissement Bakrumique était donc régi par la « constante 4 ».
« Cette expérience se déroulait dans un laboratoire souterrain s'enfonçant dans les monts Vératox, sur le continent de Karitopa, à 5400 km d'ici.
« Nakya venait de donner la vie à un métal ! Le Bakrum ou Métal Vivant ! Ce dernier grossissait avec une rapidité déconcertante. En quelques heures, cela paraît inimaginable, le Bakrum enfla — le mot n'est pas exagéré — à-un tel point que, sous sa poussée, le creuset qu'il occupait éclata.
« Ayant tout essayé, mais en vain, pour arrêter cette effrayante croissance, Nakya abandonna le laboratoire qui, deux jours plus tard, fut disloqué comme un simple château de cartes.
« Des semaines et des mois s'écoulèrent. Le monstre métallique sortit des profondeurs du laboratoire souterrain en éventrant la montagne au sein de laquelle il avait été conçu. De siècle en siècle il augmenta de volume, en hauteur et en épaisseur, car sa surface de base s'agrandissait conjointement tout en pénétrant progressivement dans les entrailles de notre planète, comme pour s'y enchâsser davantage. Ebranlée par l'expansion du métal, une partie des monts Vératox s'écroula, entraînant avec elle les villes et les villages qui y étaient accrochés. Ce fut un véritable cataclysme.
Les Karitopans, habitants des cités environnantes, émigrèrent dans toutes les directions, fuyant ce dangereux voisinage. Peu à peu, la gigantesque colonne métallique se perdit dans le ciel et nos aérobus qui n'atteignaient, à cette époque reculée, qu'un plafond de 10 000 km n'en distinguaient déjà plus du tout l'extrémité.
« Entraînant avec lui sur son orbite de gravitation cette masse d'un poids considérable, Enoctan subissait d'étranges modifications dans ses saisons comme dans sa structure. De nombreux cônes volcaniques en activité surgirent dans tous les pays. Par la suite, les tremblements de terre, devenus très fréquents, secouèrent nos villes. Puis, subitement et tous le même jour, les astronomes annoncèrent ensemble qu'Enoctan ralentissait sa course dans l'espace et que, chose aussi grave, une comète à noyau solide ([3]) se dirigeait vers Idrama, planétoïde de notre système solaire.
« Idrama avait changé d'orbite gravitationnelle, car elle était attirée, par son champ d'attraction, vers la masse énorme du métal vivant se prolongeant dans les espaces intersidéraux.
« Les corps célestes, pareils à deux aimants de pôles contraires, se précipitèrent l'un vers l'autre à des vitesses vertigineuses et toujours croissantes.
« Qu'allait-il résulter de la formidable collision ? N'aurait-elle pas lieu proche d'Enoctan ? Naturellement, il n'y avait de proximité qu'astronomiquement parlant, cette rencontre devant se produire hors de notre propre champ d'attraction. Le ralentissement d'Enoctan devenait inquiétant. La durée des jours et des nuits était tout à fait déréglée. La panique s'emparait graduellement du peuple malgré les orateurs publics qui haranguaient la foule, prêchant le calme et le courage.
« Respectant la consigne générale, les Enoctaniens se terrèrent dans les abris blindés et isothermiques.
« La nuit était venue, une de ces nuits d'angoisses où l'on se demande si le soleil se lèvera encore le lendemain.
« Seuls, à l'oculaire de leur équatorial ou de leur télescope, les astronomes attendaient anxieusement. La collision devait se produire en un point du ciel qu'ils avaient, après de minutieux calculs, déterminé à l'avance. Ce point d'impact était très rapproché du Bakrum, on pouvait même dire qu'il le touchait, tant les chiffres de localisation étaient éloquents. C'était ce que l'on redoutait.
« Une lueur aveuglante précéda un choc effroyable. Ebranlée dans toute sa hauteur, la colonne de Bakrum se sectionna. Comète et planète venaient d'entrer en contact en se précipitant sur le métal. Ce dernier, sous l'élévation prodigieuse de la température produite par le choc, avait littéralement fondu à l'emplacement du télescopage.
« En sectionnant la colonne métallique, Idrama et la comète, agissant tels des chalumeaux, avaient libéré Enoctan d'une partie de son dangereux faix. Ceci permit à notre planète de poursuivre sa route sur son orbite de gravitation habituelle. Quant à l'autre tronçon du cylindre de Bakrum, nous savons qu'il existe encore, quelque part dans les espaces intersidéraux, retenu par l'attraction universelle, probablement.
« Tous ces événements s'étaient déroulés à une très grande distance d'Enoctan, mais l'augmentation de température ne s'en était pas moins fait cruellement sentir. Les glaces polaires avaient fondu et des torrents tumultueux de plusieurs centaines de kilomètres de large ravageaient la planète de toutes parts. Des raz de marée, des inondations et des séismes hallucinants faisaient s'écrouler les villes les unes après les autres. C'était comme une nuit de fin de monde. Les monts Vératox avaient été ébranlés par le télescopage cosmique sur la colonne de Bakrum. 24 heures durant notre globe fut agité et inondé, frémissant dans d'abominables convulsions. Sa surface vomissait des flammes monstrueuses par de larges crevasses qui béaient de tous côtés et où s'engouffraient parfois les océans en furie. En dépit des précautions prises, tous les abris ne résistèrent pas. Une grande partie des populations Enoctaniennes fut anéantie.
« Cependant, à 5 400 km des monts Vératox, la Nixomie avait un peu moins souffert. La plaine immense et à peu près désertique qui, à cette époque, séparait notre pays de ces montagnes nous avait protégés. De profondes vallées, où mugissaient des fleuves de laves incandescentes s'étaient ouvertes un peu partout dans ce bouclier naturel. Malheureusement, là ne s'arrêtèrent pas nos déboires.
« Libéré de son entrave, Enoctan reprit sa course dans l'espace. Hélas ! un reliquat du Bakrum restait encore accroché sur notre planète. A l'heure actuelle ce métal grossit toujours. Sérieuse menace pour les Enoctaniens ! Si l'on n'arrive pas à détruire cette vie métallique, le sort subi par nos ancêtres nous attend à nouveau.
« C'est pourquoi, il y a 60 ans, j'ai demandé à Hoogalam, monarque suprême des Karitopans, l'autorisation d'installer un laboratoire souterrain — à cause des radiations de nos appareils — à proximité de ce qui subsiste du Bakrum. J'avais l'intention de rechercher sur place une solution à cet angoissant problème. Hoogalam, bien que hostile à notre roi, m'autorisa à venir dans son pays.
« De nombreuses années s'écoulèrent. Enfin, un jour je crus avoir mis au point un rayon désintégrateur.
J'annonçai au monde ma découverte. Après l'approbation d'Hoogalam, j'installai mon canon spécial à la base du véritable mur Bakrumique circulaire émergeant des monts Vératox.
« Ces puissants rayons, je les avais expérimentés sur une petite quantité de matière isolée — le succès ne fut d'ailleurs que partiel. Je ne savais pas exactement s'ils seraient capables d'en détruire des centaines de millions de tonnes, sans préjudice pour Enoctan. Evidemment dans ce genre d'expérience, les rayonnements issus de la désintégration sont toujours à redouter. Je mis donc anxieusement le contact à mon appareil : le faisceau électronique balaya le Bakrum de bas en haut. Rien ne se produisit. Toutefois, pendant le bombardement corpusculaire, la colonne devint fluorescente et cette radiation fut nettement visible malgré la lumière du jour. Au même instant, plusieurs grondements, proches et lointains se firent entendre. Quant au métal bombardé, il n'avait subi aucun dommage. Etait-il donc invulnérable ?
« Découragé je retournais à mon laboratoire. Soudain, dans le ciel, deux aérobus apparurent et foncèrent en direction de Mogar, ville où se trouvait, à ce moment-là, Hoogalam qui s'était dérangé spécialement pour venir assister, de loin, à la tentative de destruction.
« Les curieux s'étaient écartés du laboratoire. Non loin de là, à Mogar, Manoo, mon assistant, contrôlait par téléviseur les résultats de l'opération. Peu après il me rejoignit, affolé :
— Lykam, me dit-il, Nectowa a été consumée par tes rayons. Hoogalam écume de rage et s'apprête à nous faire massacrer !
» Nous n'eûmes que le temps de fuir, grâce à notre aérobus personnel. Les rayons de mon canon avaient traversé le Bakrum sans le détruire, car les molécules de ce métal étaient réfractaires à leurs effets. Par contre, Nectowa, la capitale résidentielle d'Hoogalam, avait été aux trois quarts pulvérisée par eux ! Les bâtiments s'étaient tout d'abord morcelés puis, en quelques secondes, réduits en poussières radioactives.
« En effet, cette ville se trouvait exactement derrière le cylindre métallique, il ne pouvait donc en être autrement et nous ne l'avions pas prévu. Heureusement, les rayons furent « freinés » par les molécules du métal qu'ils venaient de traverser. De ce fait leur puissance transmutatrice fut également atténuée, sans cela, d'autres cités se trouvant sur leurs trajectoires auraient été à leur tour désintégrées. Les survivants de cette catastrophe moururent de leucémie foudroyante, deux ou trois heures après l'écoulement de Nectowa.
« Cinq jours plus tard, Hoogalam se vengea de mon involontaire destruction, en faisant sauter à l'aide de puissants explosifs nucléaires, le barrage naturel qu'était la chaîne Nord des monts Vératox, chaîne derrière laquelle s'étendait la mer de Nabyn.
« A la suite de l'explosion, la mer, dans un vacarme épouvantable, s'engouffra au travers de cette brèche et déferla sur l'immense plaine qui séparait la Nixomie de Karitopa, détruisant tout sur son passage, villes et populations. Des millions de Nixomiens, victimes innocentes, périrent ainsi par la faute de cette ignoble brute : Hoogalam le Sanguinaire !... Ma femme aussi est morte dans ce déluge intentionnel... »
Le visage de Lykam se durcit et il serra les poings nerveusement. L'évocation de cette abominable forfaiture le remplissait d'indignation. Se maîtrisant, il poursuivit :
— Hélas, sa colère ne s'arrêta pas là. Furieux de mon échec, Hoogalam fit enlever ma fille Ranyx et son amie Petsy, sœur de Manoo, mon assistant. Supplications, menaces, rien n'a influencé ce tyran qui les retient prisonnières.
« Manoo est parti clandestinement, il y a 5 mois, pour les monts Vératox. Je reçois de temps à autre ses messages. Il est sur le point de les faire s'évader.
Réussira-t-il ? Je ne puis que l'espérer. Si Ranyx et Petsy n'étaient pas captives j'aurais tenté une seconde expérience avec un nouveau canon à rayons anti-Bakrumiques. Cette fois, l'essai sur une petite quantité de matière a mieux réussi, mais est-ce que sur une masse pareille le résultat sera le même ? J'ai peur de détruire la planète et, qui sait ? peut-être aussi notre univers ! Un bombardement corpusculaire de cette nature comporte de nombreux dangers. D'ailleurs, je ne ferai rien tant que Ranyx ne sera pas auprès de moi, en Nixomie. »
— Qu'est-ce au juste que la Nixomie, O Lykam ? demanda Ali ben Rhâ vivement intéressé par ces longues explications.
— La Nixomie est un grand continent. La ville où nous sommes, qui en est la capitale, s'appelle Koppancop.
« De ce fait nous sommes appelés Koppancopans. »
— J'admire Koppancop, Lykam, c'est une ville magnifique. Mais, revenons à nos moutons.
— De quelles choses parles-tu ? s'étonna Lykam.
Ali ben Rhâ sourit et s'expliqua.
Satisfait, Lykam, demanda :
— Si j'ai bien saisi, le Bakrum aurait traversé nos molécules-univers et aurait pénétré dans un univers infiniment plus grand que le nôtre ?
— Oui, O Lykam, un univers beaucoup plus grand où gravite la Terre, ma planète d'origine, mais où la civilisation a encore bien des progrès à accomplir pour rivaliser avec la tienne.
— Tu dis bien, Ami, continua le physicien incrédule, que notre système solaire et la planète Enoctan se trouvent dans un anneau ?
— Parfaitement, Lykam. Dans un anneau de clé.
— Incroyable, murmura son interlocuteur pensif. Tu es donc le Pionnier de l'Atome ! Nos Galaxies, en somme, ne sont pour vous que des molécules où s'entassent atomes et électrons ?
« C'est ahurissant ! s'exclamat-il devant le signe de tête affirmatif du mage hindou. Ahurissant et aussi tragique car, qu'adviendrait-il de nous si la matière dans laquelle nous sommes venait à subir une influence destructrice ? Acide puissant ou chalumeau oxydrique par exemple ? Je comprends pourquoi Enoctan a ralenti sa course dans l'éther, peu avant qu'Idrama et la comète ne sectionnent le Bakrum. C'est parce que la croissance du métal, à ce moment précis, le faisait sortir de nos univers ; c'est-à-dire de la matière de l'anneau de clé, pour le faire entrer dans le vôtre. Je ne vois guère d'autre explication. »
— C'est possible, reconnut le mage. L'extrémité du cylindre étant ainsi bloquée, Enoctan ne pouvait plus pendant longtemps poursuivre sa route sur son orbite gravitationnelle. Bien qu'entraîné dans l'espace par la planète, le Bakrum n'aurait pas eu de peine à l'immobiliser à jamais.
— Fort heureusement, reprit Lykam, c'est à l'instant où le cylindre et, de ce fait Enoctan, allaient arrêter leur marche, menaçant ainsi toute vie humaine, que les deux astres se rencontrèrent et sectionnèrent le Bakrum. Sans cette collision providentielle, notre planète serait restée accrochée à ce monstre métallique. Et, si rien ne l'avait libéré de son entrave, l'immobilité qui lui aurait été imposée, aurait suffi à l'anéantir. N'étant éclairée et chauffée que d'un seul hémisphère par le soleil, elle serait devenue rapidement inhabitable.
— Vous l'avez donc échappé belle ! s'exclama l'hindou.
— Certes, cependant, depuis quelques années, les tremblements de terre vont en s'intensifiant, les saisons deviennent irrégulières. Nous assistons à l'aube d'une complète métamorphose climatologique planétaire. Sur son orbite, Enoctan est dévié insensiblement par le poids énorme du mât métallique qu'il traîne dans sa gravitation. La catastrophe finale paraît proche. Si une comète ou un astéroïde quelconque heurte encore une fois le métal vivant, c'en sera fait de nous.
— Je me demande, Lykam, dit le mage en souriant, si mes amis ne me croiront pas fou lorsque je leur raconterai tout cela.
« Pourtant, un tel état de choses ne peut se prolonger davantage. Si ni toi ni les Terriens, mes frères, n'arrêtez la croissance bakrumique, ce sera la fin du monde, c'est-à-dire de nos mondes, car l'anneau de clé pas plus que la Terre ne résisteront à la poussée du métal diabolique. Franchissant les espaces intersidéraux, passant entre Cassiopée et Arcturus, ou entre Orion et Pégase, au bout de quelques centaines de milliards d'années-lumière, il traversera la surface du « corps » dans lequel notre planète Terre joue le rôle d'un simple électron intramoléculaire. Cette distance fabuleuse ne correspond en réalité qu'à une seconde de l'horloge cosmique. Les chiffres effarants, selon l'espace-temps einsteinien, n'ont plus aucune signification, ils dépassent l'imagination. Cette croissance métallique sera donc la cause de la fin des mondes ! »
— Cet allongement, reprit Lykam, pourrait se poursuivre ainsi de suite jusqu'à la fin des temps car, le fini n'a pas de bornes, après un univers il en existe un autre et jusqu'à l'infini qui n'est encore pas une frontière. Là, s'arrête l'entendement humain.
— Indépendamment de ces joyeuses conjectures, un fait étrange m'intrigue, Lykam. Le Bakrum que j'ai examiné sur Terre était excessivement radioactif. Or, ici, dans sa planète d'origine, il ne paraît pas l'être puisque sa présence ne vous incommode pas, physiquement. Comment l'expliques-tu ?
— Cet isotope, c'est exact, possède une radioactivité, mais elle est négligeable, contrairement à ce que tu m'annonces. Notre organisme ne doit pas réagir de la même façon que le vôtre devant ce phénomène puisque nous n'avons jamais ressenti aucun malaise. Nous nous protégeons de la radioactivité, mais celle-là, n'est pas dangereuse pour nous.
— Bah ! Laissons de côté nos réflexions, conseilla le mage. Pour l'instant, il n'y a que deux choses très importantes à faire. Primo sauver Ranyx et Petsy, secundo, détruire le Bakrum. Le premier objectif, j'en fais mon affaire. Je te charge du second, O Lykam.
— Tu crois, Ali ben Rhâ, pouvoir libérer Ranyx et son amie, prisonnières à Mogar ? interrogea-t-il ému.
— As-tu un portrait de ta fille ? demanda simplement le mage.
Lykam tourna un bouton de commande à graduations circulaires. Un écran mural fluorescent s'éclaira. Le visage d'une jeune fille divinement belle apparut, souriant à la vie. De longues boucles blondes tombaient sur ses épaules.
— La voici, télévisionnée deux mois avant son enlèvement. Si jeune, murmura tristement Lykam, et captive de ce monstre !
— Quel âge a-t-elle, cette ravissante enfant ? demanda le mage compatissant à la douleur du savant Nixomien.
— A peine 60 ans, la fleur de l'âge !
Ali ben Rhâ ouvrit de grands yeux étonnés, puis se souvint que les Nixomiens, grâce à leur procédé de rajeunissement, vivaient beaucoup plus longtemps que nous.
« 60 ans, la fleur de l'âge ! pensa-t-il amusé, malgré le tragique de la situation. Pauvres Terriens que nous sommes ! »
Et, avant que Lykam, les yeux embués de larmes, ne pût faire un geste, la forme fantomatique du Thaumaturge hindou disparut...
CHAPITRE V
Depuis quelques heures, la population de Mogar était terrorisée par un être surnaturel qui flottait parfois dans les rues de la cité. Les Karitopans s'attendaient toujours à voir surgir ce fantôme dont tout le monde parlait mais que peu avaient vu.
Ali ben Rhâ était satisfait de la frayeur que son apparition procurait aux ennemis des Nixomiens. Son double déambulait, ou plutôt, planait verticalement par les rues de Mogar où il venait de se transporter après avoir laissé Lykam à son laboratoire.
A Mogar, une formidable tour métallique se dressait au-dessus des palais et des bâtiments aux toits de couleurs variées. Au sommet de la tour, une cinquantaine de gros canons étaient braqués dans toutes les directions, tandis qu'au milieu d'une seconde plateforme surélevée tournait lentement un seul canon, mais quel canon ! 200 m de long ! Son tube, pourtant, paraissait minuscule et s'amincissait à sa gueule pour n'offrir qu'un orifice d'un mètre de diamètre. Cette longueur lui permettait de lancer à 2000 km, un obus atomique capable d'anéantir 10 000 hommes. De nombreux soldats veillaient autour de ces armes. La tour elle-même, haute de 680 m et large de 160 était à l'épreuve des projectiles qu'elle pouvait recevoir, son blindage la rendait presque invulnérable.
Les Karitopans, physiquement et vestimentairement, étaient semblables aux Nixomiens. Seuls leurs bourrelets musculaires dorsaux paraissaient plus saillants et leur faciès moins harmonieux, voire bestial.
—... Mais enfin, Maître, demanda Robert de la Ferrière. Pourquoi ces gens-là ont-ils ce drôle de truc dans le dos ?
— Robert ! reprocha la baronne, ne t'ai-je pas déjà demandé d'éviter ces mots argotiques ?
— C'est une très vieille histoire, poursuivit Ali ben Rhâ en étouffant un soupir, fatigué de ces fréquentes discussions.
« En substance, voici son origine. Il y a 150 ou 200 ans terrestres, c'est-à-dire plus de 1000 millénaires dans l'infiniment petit, la planète Enoctan était peuplée d'une race singulière : la race des hommes ailés.
« En Nixomie, la civilisation se développa plus rapidement que sur le continent de Karitopa, ce dernier d'ailleurs, à l'heure actuelle, a complètement rattrapé le temps perdu. Au cours des périodes géologiques, cette race se transforma peu à peu. Les peuples d'Enoctan perdirent leurs ailes progressivement. Elles se rapetissèrent et il n'en resta plus que deux moignons, puis deux simples bourrelets charnus. »
— Cette race d'hommes-volants, expliqua André qui, en tant que biologiste était vivement intéressé par la question, peut nous paraître paradoxale. Toutefois, chez nous, sur Terre, les reptiles ne sont-ils pas à l'origine des volatiles ? Les lois de l'évolution s'efforcent de nous le prouver. Or, dans la chronologie de l'arbre généalogique humain et d'après les travaux du Dr Binet Sanglé, l'homme aurait eu également, dans ses nombreuses ascendances — depuis la monère jusqu'à l'Homo sapiens — une parenté avec les reptiles ([4]). Il n'est donc pas impossible qu'en d'autres univers existât une race humaine ailée.
Cette interprétation quelque peu ardue présentée, André laissa la parole au mage qui, au milieu de l'assistance avide de détails, poursuivit son récit :
— Je m'avançais ' donc dans les rues de Mogar semant la panique chez les Karitopans. En arrivant sur une immense place où trônait la gigantesque tour métallique, je m'arrêtai soudain, stupéfait.
« Je ne sais pas si vous avez déjà ressenti l'effet désagréable que produisent les trépidations d'un moteur de bus ? Surtout si le véhicule stoppe un instant et laisse tourner son moteur. Si vous êtes debout vous vous sentirez trembler comme le plancher et la carrosserie (vous ferez naturellement moins de bruit!...) Malgré mon état immatériel, c'est à peu près la sensation que j'ai eue en atteignant cette place. Je crus tout d'abord avoir marché sur quelque plateforme mobile mais il n'en était rien. Regardant autour de moi, je m'aperçus que les Karitopans qui se promenaient çà et là, éprouvaient eux aussi cet étrange malaise, et titubaient comme des gens ivres. Un grondement sourd, allant crescendo, se fit bientôt entendre. Les sirènes mugirent. Tout à coup, le sol s'agita violemment. »
— Un tremblement de terre!... hurla une femme affolée portant un bébé dans ses bras. Elle courut et... Grand Dieu!...
Angoissé comme s'il revivait la scène, Ali ben Rhâ s'épongea le front couvert de sueur.
—... Elle disparut, en poussant un cri déchirant, dans une large faille qui venait de s'ouvrir à dix pas de moi...
... Planant au-dessus de cette profonde crevasse, le double transparent du mage ne distingua qu'un flot de lave fumante d'où s'élevaient parfois quelques grandes flammes dans un gargouillement sinistre.
A ce moment-là, un craquement inquiétant, accompagné de violents soubresauts du sol lui fit lever les yeux. Il fut alors glacé d'effroi.
Au centre de la place, la colossale tour métallique qui dominait le bâtiment sur lequel elle était construite, semblait osciller sur son piédestal.
Au sommet de la tour, les guetteurs qui entouraient les canons s'affolèrent et voulurent se précipiter vers l'ascenseur central.
De la foule des Karitopans amassés à cet endroit découvert afin de s'éloigner des bâtiments de la ville qui s'écroulaient les uns après les autres à chaque secousse sismique, s'éleva un grand cri d'angoisse.
Dans un terrible fracas qui couvrit tous les hurlements, la tour s'abattit sur la cohue, écrasant de son poids considérable, des milliers de Karitopans, hommes, femmes et enfants.
Devenus fous de frayeur, les guetteurs, lorsque la tour commença à se pencher, se jetèrent dans le vide et vinrent s'abîmer sur les spectateurs pétrifiés d'horreur.
Le canon géant vint s'écraser dans une bouche d'abri, broyant et réduisant en bouillie les quelque 5000 personnes qui se croyaient en sécurité. L'affût et le mécanisme de culasse de cette arme ne mesuraient pas moins de 30 m de large et, en tombant, creusèrent un véritable cratère à l'emplacement de l'abri.
Se déplaçant à la vitesse de la pensée, l'aura du mage se trouva instantanément à l'opposé du point de chute. Des gémissements, alentour, se faisaient entendre.
Ali ben Rhâ, sans songer qu'il était totalement différent de tous, s'approcha d'un blessé et s'apprêta à lui parler lorsque, surpris, il entendit dans un râle :
— Ranyx!... Bloota... Petsy... où êtes-vous ?...
Un jeune homme, étendu sur le dos, la poitrine et la jambe gauche couvertes de sang, gisait inanimé.
— Où y a-t-il de l'eau ? s'inquiéta le mage en s'approchant de lui. Je vais soigner ta blessure...
Le visage crispé par la souffrance, l'homme ouvrit les yeux. Voyant cet être surnaturel, il voulut se lever pour fuir, mais l'effort qu'il fit lui arracha un gémissement de douleur.
— N'aie pas peur, Ami, je ne te ferai aucun mal. C'est ta jambe qui est blessée ?
— Oui, fracturée... un bloc de pierre... Oh ! Je souffre...
D'une voix saccadée, le blessé soupira :
— Bloota... Où est-tu ? Etranger, où est-elle ?...
— Je sais qui est Ranyx, mais, qui est Bloota ? demanda le mage en se penchant davantage sur le moribond dont la voix se faisait de plus en plus faible.
— Ranyx?... Bloota est ma fiancée. Elle était... avec sa sœur. Aide-moi, Etranger, il faut que je les trouve... Il le faut, m'entends-tu ? Oh ! ma poitrine...
Haletant et le regard anxieux, le blessé saisit une motte de terre qui se brisa sous ses doigts que la douleur venait de contracter.
— Vite, Etranger... Ecoute. Je vais mourir... Ne m'interromps pas, je le sens. Je suis... Manoo, Nixomien. Ma sœur Petsy... enlevée avec Ranyx 6 ans... déjà. Il y a trois mois, Bloota, Karitopanne d'origine nixomienne m'a aidé... Nous fîmes évader Petsy... Ranyx avait été séparée d'elle et enfermée... dans la tour qui... Ma poitrine!... Je...
Un flot de sang s'écoula de sa bouche tordue par la souffrance.
— Etranger, le rocher m'a défoncé... la poitrine... Je vais mourir, retrouve Bloota... Dis-lui que je l'aime...
Un cri d'émotion troubla la prière du mourant.
Deux jeunes filles arrivèrent en courant et se penchèrent sur le blessé. Ali ben Rhâ, respectant leur affliction, s'écarta.
— Bloota ! Bloota chérie... Petsy... C'est la fin pour moi... N'oubliez pas notre but... L'Etranger vous... Bloota!...
Sa tête retomba en arrière, inerte. Manoo était mort.
Un filet de sang noirâtre suintait lentement à la commissure de ses lèvres.
Sur son abdomen, la boîte métallique faisant office de boucle de ceinture était disloquée. Quelques filaments et une minuscule ampoule brisée s'en échappèrent. Ceci intrigua le mage.
— Manoo ! Mon Amour... sanglotait Bloota.
Ses longs cheveux noirs se mêlèrent à ceux de son fiancé sur le corps duquel elle s'était désespérément jetée. De grosses larmes coulaient le long de ses joues et venaient inonder le visage de celui qui n'était plus.
Petsy, agenouillée près de son frère, paraissait résignée. Deux larmes perlèrent à ses yeux baissés vers le cadavre.
Les deux jeunes filles, l'une pleurant le frère, l'autre l'être aimé, se relevèrent lentement. Elles considérèrent curieusement la forme transparente d'Ali ben Rhâ.
Bloota, le regard plein de reconnaissance, lui dit :
— Merci de l'avoir assisté, Etranger. Mais qui es-tu ?... Peu importe d'ailleurs. Tu n'es certainement pas Karitopan. Comme tu l'as entendu, nous avons une mission à remplir. Malheureusement, les chances d'atteindre notre but sont bien faibles.
— Je suis ici pour vous aider...
Il leur expliqua brièvement le motif de son entrevue avec Lykam et :
— Qu'attends-tu de moi, Amie ? Que comptais-tu faire ?
— Ranyx était prisonnière dans cette tour. Nous devons la retrouver ou... rechercher son corps si elle a été tuée. Nous rejoindrons la Nixomie par l'aérobus qui viendra cette nuit et repartira secrètement à l'aube. J'ai pu prévenir Lykam en code, dès le début du séisme. Nous craignions d'être repérées et désirions fuir Karitopa afin de revenir en force pour délivrer Ranyx.
— Maintenant, ajouta Bloota, tout est changé. Nous ne devons pas partir avant de nous être assurées si elle était vraiment dans la tour. Dépêchons-nous car Hoogalam, s'il n'est pas mort, enverra d'un instant à l'autre, une patrouille pour récupérer les quelques prisonniers enfermés dans le sous-sol. Espérons que ces pauvres diables auront pu s'évader.
— De quels prisonniers veux-tu parler ?
— Des Nixomiens qui n'ont pu quitter les monts Vératox, où une colonie séjournait, avant qu'Hoogalam ne démolisse les montagnes Nordiques. Beaucoup de Nixomiens ne purent s'échapper et furent faits prisonniers, simplement parce que Lykam détruisit involontairement Nectowa, la capitale de ce continent.
— Allons, conseilla le mage. Hâtons-nous et que la Providence nous guide.
Blocs de béton, plaques et poutres d'acier jonchaient le sol. Escaladant ces ruines, Bloota et Petsy précédées de l'Hindou, gravissaient les amoncellements de matériaux informes. Tous trois allaient à l'assaut de ce qui fut la Tour sacrée, appelée ainsi parce que seuls Hoogalam et ses gardes ou guetteurs y avaient accès.
Une profonde déchirure qui faisait bailler les flancs de cette prison tubulaire, maintenant couchée sur le sol, leur apparut.
Avec précaution, les deux jeunes filles et le mage s'y coulèrent lentement. Un chaos indescriptible régnait à l'intérieur. Enjambant des corps affreusement mutilés ainsi que des décombres de toutes sortes, les sauveteurs parvinrent à la base de la tour, c'est-à-dire à l'endroit où s'était produite la rupture. Seul était resté debout un tronçon métallique cabossé, pareil à une monstrueuse boîte de conserve. De grandes langues d'acier tordues et déchirées pendaient lamentablement sur les bords de la cassure.
La construction géante servant d'assise, apparemment n'avait pas trop souffert du séisme.
Découragées et exténuées de fatigue, Bloota et Petsy marchaient péniblement derrière le mage.
— Laissez-moi poursuivre seul les recherches, conseilla-t-il. A partir d'ici, la zone est dangereuse.
Nous nous retrouverons plus tard, c'est préférable. Il se peut que Ranyx soit ailleurs. Peut-être est-elle... encore en vie.
— Va, et que la chance t'aide, Noble Etranger. Tu as raison. Bloota et moi sommes épuisées. Nous t'attendrons cette nuit sur le plateau, au Nord de Mogar. C'est là que Lykam doit envoyer l'aérobus.
Ali ben Rhâ descendit sous les assises de la tour. Quelques crevasses lézardaient les murs intérieurs des pièces à demi plongées dans l'obscurité. Le tremblement de terre avait détruit certaines lignes électriques souterraines.
Le mage atteignit bientôt la salle aux dimensions babyloniennes. Une double rangée de piliers en verre rose de 3 m de diamètre sur 30 m de haut soutenaient le plafond. Plusieurs étaient fêlés. Dallée de blocs de quartz rougeâtres, cette salle mesurait environ 70 m sur 45. Ses murs étaient ornés de fresques en verre aux mille couleurs d'où émanait une suave luminescence. Les piliers de verre rose étaient également lumineux, par effet Piézo-électrique. Ce palliatif au manque de courant ne fatiguait pas la vue et semblait révéler des couleurs étranges, sortant des limites de nos perceptions visuelles.
Un millier de Karitopans, presque tous somptueusement vêtus, occupaient des sièges disposés en rangs réguliers.
Au fond de la salle, un homme à l'aspect bestial était assis sur un volumineux trône doré, dans la masse duquel se voyaient sculptés des crânes de squelettes humains parmi des monstres de cauchemar.
— Un cataclysme ! rugit-il en s'adressant à la foule, vient à nouveau de se produire. Depuis des années, les tremblements de terre secouent les monts Vératox. Nous devons tout ceci à Lykam, notre implacable ennemi. J'ai décidé, moi, Hoogalam, Monarque Suprême de Karitopa, de tuer Ranyx, la fille de ce savant maudit !
« En signe de représailles, nos canons détruiront ensuite Koppancop à l'aide d'obus d'un genre révolutionnaire. Nos techniciens ont mis au point un gaz lourd qui, lorsqu'il sera lâché sur une ville, Koppancop en premier lieu, l'englobera tel un flot de glu où périront nos ennemis.
« Dans peu de temps nous serons, non seulement vengés, mais aussi les maîtres de la planète. J'ai dit ! »
Une ovation formidable accueillit les paroles du sinistre monarque.
L'assemblée se leva et tous s'apprêtaient à partir quand, soudain des craquements sourds allant crescendo se firent entendre. Avant qu'on ait pu en découvrir la signification, le sol vibra violemment et de nombreuses colonnes de verre se brisèrent. Dans un fracas épouvantable le plafond de la salle du trône s'affaissa, écrasant la presque totalité de l'assistance.
Le séisme avait ébranlé l'infrastructure du plafond ainsi que le verre spécial dont étaient faits les piliers ; une seconde secousse sismique venait de les faire s'écrouler sur les Karitopans.
Epouvantés, les survivants se précipitèrent vers la sortie mais, hélas (pour eux seulement !) une troisième secousse de faible portée fit choir un dôme de quartz obstruant la porte du salut et broyant de ses quelques 10 tonnes les premiers qui s'y étaient engagés.
Fou de colère, Hoogalam qui venait d'échapper à la mort par miracle, glapit :
— Du sang froid ! Ne perdez pas la tête ! Une porte secrète est pratiquée sous mon trône. Elle donne accès à mes appartements et aux souterrains conduisant aux prisons. Suivez-moi.
Avec un rictus sinistre, il ajouta :
— Nous en profiterons pour dire à la belle Ranyx que demain à l'aube, elle aura cessé de vivre.
L'Hindou s'était dissimulé derrière un des rares piliers intacts.
Le monarque démoniaque se leva, appuya sur une des nombreuses sculptures macabres recouvrant le trône. Un déclic et, lentement, le siège pivota sur lui-même, démasquant une ouverture où, un à un, les Karitopans s'engouffrèrent fébrilement. Dès que le dernier eut disparu, comme happé par ce trou noir, AU ben Rhâ, pareil à une ombre, le suivit.
Un escalier en colimaçon, étroit et interminable, les amena à un souterrain aux parois luisantes d'humidité. De proche en proche une plaque murale luminescente dispensait un peu de clarté. Ce système d'éclairage était particulièrement impressionnant dans un endroit aussi lugubre.
Tout en les suivant, le mage, sans faire plus de bruit que sa propre pensée, méditait sur leur lâche conduite. Aucun n'avait eu la bonté de s'inquiéter du sort de ceux qui avaient été ensevelis quelques instants auparavant.
Dans le boyau exigu, la progression se poursuivait. Soudain, des cris lointains retentirent, accompagnés bientôt par des gémissements.
— Ils ont dû être secoués là-dedans ! ricana Hoogalam. J'aurais mieux fait de les laisser dans la tour, ça m'aurait évité ce petit déplacement. Mais, patience, ils ne perdent rien pour attendre. Ranyx ouvrira la danse et les autres la suivront de près !
— Ignoble brute ! ragea tout bas l'Hindou. C'est toi qui paieras !
Le souterrain s'élargissait brusquement et, de part et d'autre des parois, on distingua les grilles d'acier fermant les cellules. Le plafond de quelques-unes s'était effondré sur les malheureux qui avaient été tués net, pris comme des rats.
Hoogalam se dirigea vers une geôle. Avec un sourire cruel, il ordonna :
— Approche, Ranyx !
Lentement, la prisonnière s'avança et saisit de ses deux mains les barreaux métalliques de la porte.
Ses vêtements ainsi que ses courtes bottes usées, accusaient de nombreuses années de détention. Le bas de sa cape était élimé, voire en lambeaux. Malgré cela, malgré ses cheveux blonds décoiffés et les plis soucieux qui barraient son front pur, Ranyx restait merveilleuse.
Faisant face à son bourreau, elle lui cracha son mépris :
— Lâche assassin ! Tyran immonde ! Pourquoi nous séquestres-tu ?
— Patience, Belle Ranyx ! clama Hoogalam contenant mal sa fureur. Vous sortirez tous d'ici, bientôt. Votre exécution aura lieu cette nuit même. Seulement. Ranyx, avant de te voir supplicier, je veux m'amuser avec toi. Fais-toi belle pour ta dernière nuit. J'ai dit 1
Des larmes de rage coulaient sur les joues de cette divine créature.
Resté jusqu'à maintenant dans l'ombre. Ali ben Rhâ intervint :
— Hoogalam ! Brute sanguinaire ! C'est toi qui mourras et non ces innocents !
Interloqués, le monarque et ses complices se retournèrent. Ils aperçurent alors avec stupeur le double nébuleux du mage, auréolé d'une hallucinante phosphorescence.
Epouvantés, ils s'apprêtèrent à détaler. Prévoyant leur réaction, le mage fit un signe, fixa de son regard hypnotique les énergumènes composant cette horde et tous, horrifiés, devinrent immobiles comme des statues.
Ali ben Rhâ poursuivit son réquisitoire et flagella de ces paroles Hoogalam qui, maintenant, n'avait plus rien d'un autocrate.
— Lâche ! Tu es un lâche. Tu voulais tuer ces prisonniers innocents ? Ecoute, chien ! Je vais t'apprendre une chose que les événements confirmeront : il est une règle qui régit les êtres de l'univers, la « Loi du Karma » ou « choc en retour ». On ne peut y échapper. Retiens ces paroles :
« Tout le mal que tu feras dans ta vie, inexorablement se retournera contre toi et tout le bien que tu pourras faire te sera un jour rendu. » Tu voulais exterminer les captifs ? C'est toi et tes acolytes qui mourrez, je t'en donne ma parole. Approche, vermine !
Privé de toute expression, le monarque s'avança, comme un automate.
L'Hindou exécuta quelques passes magnétiques devant Hoogalam, au niveau des yeux et le long des bras, afin de lui rendre son état normal.
— Que vas-tu faire de moi ? larmoya-t-il après avoir recouvré ses sens.
— Toi, toi ! N'y a-t-il donc que toi qui comptes ? Pour l'instant, toi, répondit le mage en insistant sur ce mot, et tes complices allez être enfermés dans ces geôles. Ouvre les grilles. J'ai dit !
Hoogalam, malgré sa mine patibulaire, demeurait un homme veule. Il obéit et tendit le bras entre deux barreaux : la porte tourna immédiatement sur ses gonds.
— Comment as-tu fait pour ouvrir cette porte sans le concours d'une clé ? demanda l'Hindou, intrigué par ce geste.
— Autour du poignet, moi et mes gardes, avons un bracelet dans lequel est scellée une parcelle de métal radioactif. Sous l'effet des radiations, un mécanisme photoélectrique faisant office de serrure déclenche le pêne et la porte pivote.
Tout en expliquant cela, Hoogalam avait poussé discrètement la porte de la cellule et, agile comme un félin, il bondit sur Ranyx, la ceinturant de ses bras énormes.
Le mage réalisa alors, mais un peu tard, que tous ces détails n'avaient été donnés que dans le but de détourner son attention.
— Ah ! ah ! vitupéra Hoogalam dans un rire machiavélique, tu croyais me tenir, spectre de malheur ! Mais tu n'avais pas prévu ça ? Si tu ne me laisses pas sortir d'ici, j'étrangle ta protégée.
Pour toute réponse, le mage s'écria :
— Ranyx ! Regarde mes yeux, vite !
Sans chercher à comprendre, l'infortunée captive obéit.
Les traits crispés, le regard d'une indomptable fixité, l'Hindou étendit les bras dans sa direction et, brusquement, Ranyx disparut comme par enchantement.
Stupéfait d'avoir étreint le vide, Hoogalam s'apprêtait à bondir sur le mage fluidique, s'imaginant pouvoir lutter contre un double. Prévoyant son geste, Ali ben Rhâ plongea son regard dans les yeux cruels du tyran qui se figea instantanément dans une immobilité absolue...
—... Mais enfin, Maître, interrogea Mme de la Ferrière. Où aviez-vous mis cette pauvre Ranyx ?
— Chez vous, chère madame, et sur votre table encore. Ne m'avez-vous pas dit avoir entrevu une jeune fille aussi belle qu'étrange ?
— Mais oui, c'est vrai ! s'exclama Pierre qui se trémoussait d'aise rien qu'en entendant prononcer le nom de Ranyx. Comment avez-vous fait ?
— Mon cher monsieur Mazière, j'ai simplement utilisé les dons que m'ont légués mes très vénérés ancêtres. Le procédé que j'ai employé pour faire disparaître Ranyx consiste à dématérialiser, par une puissance psychique, un objet ou un être quelconque, et à le rematérialiser à un autre endroit, quel qu'il soit.
« Ce phénomène, appelé « Hyloplastie », est extrêmement délicat et dangereux, surtout pour le sujet. Les forces spirituelles aidant, quelques occultistes initiés peuvent se permettre de le réaliser, mais, dans le cas présent, étant fortement rattaché à la Terre par mon subconscient, je n'ai pu guider convenablement les molécules du corps de Ranyx en Nixomie où j'aurais aimé immédiatement la matérialiser. Votre cercle biopsychique aussi, l'a attiré. C'est donc ici qu'elle s'est tout d'abord reconstituée. Je me suis ensuite ressaisi et, puisant à nouveau dans mes forces psychiques, je l'ai rendue à son monde d'origine. »
— Ce n'est donc pas son double qui nous est apparu ? demanda Pierre.
— C'est vraiment Ranyx, en chair et en os, que vous avez vu.
En souriant mystérieusement, il ajouta cette phrase que son interlocuteur comprit très bien :
— Et je vous approuve, bien que cela ne soit pas possible. C'est de votre âge et elle est si jolie !
— Comment, Maître ! s'étonna Pierre, vous avez surpris ma pensée ?
— Mais oui, jeune Don Juan, répondit-il, amusé. N'a-t-on pas idée de tomber amoureux d'une jeune fille qui, somme toute, n'existe pas ?...
... Dans la prison souterraine, après avoir volatilisé Ranyx, Ali ben Rhâ s'approcha d'Hoogalam, hypnotisé et rigide comme un marbre. Il lui ôta tout d'abord son bracelet radioactif. Ainsi muni de ce « Sésame-ouvre-toi », l'aura du mage commença par ouvrir toutes grandes les cellules, libérant les prisonniers qui exultaient.
— Maintenant que vous voilà libres... commença-t-il.
N'attendant pas la fin des paroles de leur sauveur, les prisonniers vêtus de haillons se ruèrent sur leurs bourreaux paralysés et impuissants.
— Amis, du calme ! ordonna le mage. Ces hommes ne sont pas en état normal. Il ne serait pas juste de les tuer... sans qu'ils pussent faire un mouvement. Arrêtez!...
Ali ben Rhâ s'interposa entre les Nixomiens avides de représailles et les Karitopans hypnotisés.
— Je comprends votre soif de vengeance, poursuivit-il, mais je ne laisserai pas abattre, même un coupable, dans cet état.
— Que veux-tu faire, Etranger ? demanda une voix dissimulant mal la colère. Ces brutes nous séquestrent depuis plus de 6 ans ! Ils nous ont brutalisés, nos frères sont morts par leur faute !
— Ma femme est morte sous leurs coups !
— Ils ont assassiné mon fils, ajouta une femme dans un sanglot.
Ces témoignages accablants achevèrent de convaincre le mage.
— C'est bon, acquiesça-t-il. Je vais donc les rendre à leur état normal... Néanmoins, je vais vous faire une suggestion. Hoogalam voulait vous faire périr à petit feu ? Réservez-lui le même sort. Mettez-le dans une cellule, obstruez-en l'entrée par des matériaux afin que les gardes s'imaginent que les occupants ont été tués, et qu'il y meure de faim !
— Bravo, Etranger ! Tu as raison ! s'exclamèrent-ils tous d'accord.
Les Karitopans étaient toujours figés dans une immobilité absolue et selon les poses qu'ils avaient au moment où le mage les hypnotisa. Certains, la bouche ouverte comme pour proférer un cri, tendaient une main. D'autres, le corps engourdi dans une attitude d'épouvante, maintenaient leur regard angoissé mais sans vivacité, car l'hypnose chasse du cerveau toute volonté.
Avec quelques passes magnétiques, Ali ben Rhâ restitua leurs sens à ces brutes qui, maintenant, sans doute, se rendaient compte que ce qu'ils avaient fait allait se retourner contre eux.
Les prisonniers, dans une rage folle, se précipitèrent sur leurs tortionnaires. Chacun voulait venger un être cher.
Pendant ce temps, le mage, froidement, s'apprêtait à enfermer Hoogalam dans une cellule quand un Nixomien s'approcha de ce dernier et lui enleva son large ceinturon. Etonné, Ah ben Rhâ l'interpella :
— Pourquoi prends-tu ce ceinturon ? Tu n'en as pas un, déjà ?
— Tu sembles ignorer, Etranger, que la boucle de ceinture abrite un minuscule émetteur-récepteur.
— Tu as raison, reconnut l'Hindou. J'ignorais cette particularité. Mais que cela ne nous empêche pas de continuer notre besogne.
Aidé de quelques Nixomiens, Ali ben Rhâ commença d'emmurer vivant Hoogalam le sanguinaire. Les facultés supranormales du mage lui permettaient d'utiliser ses membres vaporeux comme s'ils avaient été charnels. Il ébranlait les blocs de ciment tombés à terre, soulevait et déplaçait avec facilité non seulement tout ce qui se trouvait à sa portée, mais aussi ce qui était hors de sa portée. Cependant, nul homme normal, c'est-à-dire ne faisant appel à aucune force occulte, ne pouvait l'atteindre ni le toucher : il était impondérable.
Un Nixomien, les cheveux en broussailles, se posta à l'extrémité du couloir où prenait naissance le souterrain. Armé d'une barre de fer, il fracassa le crâne de tous ceux qui voulurent s'y engager.
Le monarque, terrorisé, contemplait d'un regard atone cette scène de carnage, dont il était la cause et maintenant la victime.
Avec désinvolture, un prisonnier, tenant dans sa main une grosse pierre, s'approcha de la cellule que ses compagnons d'infortune étaient en train de murer. Se hissant sur les décombres, il jeta un regard à l'intérieur, leva le bras et lança violemment son projectile en direction d'Hoogalam. Atteint en pleine tempe, ce dernier s'écroula.
Satisfait de son tir, le Nixomien, un bel athlète souriant, se frotta les mains et, ironiquement, s'adressa à Ali ben Rhâ qui le considérait, un peu interdit :
— Vois-tu, Etranger, ce léger soporifique lui permettra de s'assoupir durant quelques heures : il n'ameutera donc pas les gardes par ses cris. Quant à nous, pendant ce temps, nous serons loin !
— Je reconnais, que ce traitement de l'insomnie a du bon !
Bientôt, plusieurs mètres cubes de poutres métalliques, de blocs de pierre et de terre s'accumulèrent devant la porte de la cellule.
Calme comme seul un Oriental pouvait l'être en de pareilles circonstances, Ali ben Rhâ assis paisiblement sur un tertre, attendit que justice fût faite.
Il ne se passa pas longtemps. Haletants et couverts de sueur, les ex-prisonniers venaient d'assouvir leur juste vengeance.
Emmuré vivant, le seul rescapé de cette tuerie salvatrice aurait tout le temps, lorsqu'il reprendrait ses esprits, de méditer sur le sort cent fois mérité qui venait de s'abattre sur lui et ses sbires.
Les Nixomiens se groupèrent autour du mage qui leur annonça :
— Cette nuit, un aérobus se posera non loin de Mogar. Nous devrons être rapides, très rapides, si nous voulons atteindre cet endroit avant qu'il ne soit trop tard. Sortons d'ici. Au fait... Comment en sortir ?
— Il nous faut ton bracelet radiant, Etranger, sans lui les portes ne peuvent s'ouvrir.
Tous se dirigèrent vers une petite porte circulaire, au fond du souterrain. Le Nixomien, qui avait assommé Hoogalam, ouvrait la marche. Derrière lui venaient les femmes et les jeunes filles, pleurant de joie. Leurs compagnons étaient vivement émus. Etre libre, voir la lumière du jour et respirer à pleins poumons un air qui ne soit pas fétide, retrouver ses amis ! Que de pensées les agitaient !
Les Nixomiens se précipitèrent au-dehors, ivres de joie. Ali ben Rhâ les rejoignit après avoir refermé la porte sur les cadavres.
— Dépêchez-vous, conseilla-t-il à voix basse. Il n'y a pas un instant à perdre. Allez au pied de l'escarpement Nord. Je vous y attendrai.
Sur ces paroles, le double fluidique disparut, laissant les prisonniers déconcertés par cet étrange fantôme.
La nuit était tombée. La forme transparente du mage traversa la ville où, de toute part, s'élevaient des monceaux de ruines.
Ce spectre mobile ajoutait au caractère hallucinant du décor. Les Karitopans, encore sous le coup de la peur provoqués par le séisme, n'apercevaient même pas l'aura qui parfois les frôlait.
De leur côté, les prisonniers profitèrent de cette obscurité complice pour quitter subrepticement la cité.
Mogar était bâtie non loin d'une haute et longue barre rocheuse : l'escarpement Nord, premiers contreforts des monts Vératox. Au sommet de ces contreforts s'étendait une plaine.
La route venant de la ville longeait la base de la montagne. A un virage prenait naissance le sentier principal conduisant au plateau. Là, légèrement inquiet, attendait le mage.
Bientôt, avisant la colonne des prisonniers qui, dans l'obscurité, arrivaient silencieusement, il poussa un soupir de soulagement.
— Je me demandais, leur dit-il, si rien de fâcheux ne s'était produit. Commencez l'escalade. Le temps presse. L'aérobus a dû arriver et ne tardera pas à repartir. Je crains que les Karitopans ne nous aperçoivent d'un moment à l'autre. A bientôt... au sommet.
L'aura du mage disparut au milieu des rochers et reparut instantanément au faîte de la montagne. Les Nixomiens se regardèrent de nouveau, frappés par cette extraordinaire puissance et, sans s'expliquer ce pouvoir exceptionnel, continuèrent l'ascension.
L'aube, de sa clarté diffuse, éclairait la table rocheuse qui prenait des reflets mauve-améthyste, ainsi qu'au loin la ville, ou tout au moins ce qu'il en restait.
L'aérobus, masse sombre et allongée, occupait le centre du plateau.
— Bloota!... Petsy ! appela l'Hindou.
Un carré de lumière se dessina brusquement et s'effaça aussitôt sur le flanc du véhicule ionosphérique.
Dans l'ombre, une voix féminine répondit :
— Tu es seul, Etranger ! Ranyx est donc perdue?...
— Rassure-toi, Petsy, Ranyx est vivante. Elle est même à Koppancop.
— Est-ce possible ! s'écria-t-elle au comble de la joie. Monte vite, Ami, il est grand temps que nous partions... Je ne donnerais pas cher de notre vie si les Karitopans repéraient l'appareil.
— Un instant, combien de personnes cet aéronef peut-il recevoir ?
— 120... Pilotes, radios et mitrailleurs non compris. Mais pourquoi ?
— C'est parfait. Nous allons avoir d'une minute à l'autre une centaine de passagers. Je crois que... ce sont eux, ils arrivent !
Exténués et tout essoufflés, les Nixomiens atteignaient le plateau. L'épuisement de certains était tel qu'ils devaient être soutenus par des amis plus résistants.
A la vue de l'aérobus, ils reprirent courage et, dans un dernier sursaut d'énergie, se précipitèrent en criant de bonheur.
Derrière eux se produisit tout à coup un éclair éblouissant, suivi d'une détonation.
Avant qu'ils n'aient pu réaliser ce qui se passait, une série d'explosions aveuglantes fit voler la terre de toutes parts.
Affolés, les Nixomiens ne savaient plus où se réfugier.
— Nous sommes découverts ! Montez à bord immédiatement ! ordonna le mage.
Effectivement, les Karitopans avaient décelé l'appareil et essayaient de l'atteindre à l'aide d'obus incendiaires.
En un clin d'oeil, les ex-prisonniers suivis d'Ali ben Rhâ pénétrèrent dans l'aérobus. Derrière eux, Bloota ferma le portillon ovoïde.
— Paré pour le décollage ! cria Bloota.
Petsy actionna alors les manettes de son tableau de bord. Des flammes fulgurantes jaillirent à la queue de l'engin par une douzaine de tuyères. Bondissant dans le ciel, il fonça vers l'ionosphère, en laissant dans l'aube naissante comme un sillage de comète.
Dans la cabine centrale, les occupants s'étaient installés sur les sièges disposés en rangs serrés. Soudain, un choc sinistre ébranla la carlingue. Les Nixomiens furent projetés les uns sur les autres.
— Bloota ! s'écria Petsy, nous sommes touchés ! Appelle Lykam, mes commandes n'obéissent plus!...
A l'étage supérieur de l'appareil, les mitrailleurs braquèrent leurs canons couplés en direction de l'ennemi. Ils pressèrent des boutons après avoir observé un écran téléviseur. Aucune explosion, aucun bruit précédé de flammes ne révéla le tir. Pourtant, au centre de Mogar, une lueur effrayante illumina les quelques bâtiments rescapés entourés de ruines.
Les canons des Karitopans se turent.
Les invisibles rayons thermiques des canonniers nixomiens venaient de transformer les arsenaux de Mogar en brasier infernal !
A côté du poste de pilotage, dans la cabine des transmissions, Bloota établit immédiatement le contact radio. Elle tourna et retourna lentement le condensateur de son émetteur :
— Allô, Lykam... Allô, Lykam... ? Ici Bloota, ici Bloota. M'entends-tu ?
Un court silence s'écoula puis, une voix lointaine, déformée par les « fadings », répondit :
— Ici, Lykam, ici Lykam. Appel capté. J'écoute.
— Nous avons une avarie aux tuyères et aux turboréacteurs. Guide-nous par Ondoscope. Vite... Nous perdons rapidement de l'altitude... Voici notre position.
L'aérobus survolait maintenant la mer de Nabyn.
Par les hublots, les Nixomiens scrutaient anxieusement les flots déchaînés qui défilaient sous leurs yeux, et qui semblaient monter vers eux à une vitesse alarmante.
Tous avaient la même pensée : après avoir échappé au séisme et à la barbarie d'Hoogalam le sanguinaire, allaient-ils périr dans cette mer qui avait déjà englouti tant de vies humaines ?
L'appareil descendait inexorablement. La crête argentée des vagues monstrueuses, illuminées par la clarté nocturne, se rapprochait.
Petsy serrait nerveusement les mâchoires. Son visage ruisselait de sueur sous le casque qui recouvrait sa tête.
Les mains crispées aux commandes, elle se retourna, devinant une présence à ses côtés.
Ali ben Rhâ se pencha vers elle et, d'une voix imperceptible :
— Courage, Petsy... Nous...
Ali ben Rhâ n'eut pas le temps d'achever sa phrase. Son aura s'éclaircit en une seconde puis disparut tout à fait. Ses forces psychiquement épuisées ne pouvaient plus maintenir le double hors de son enveloppe charnelle...
A quelque 100 mètres au-dessous de l'aérobus, la tempête soulevait de furieuses lames violettes. L'appareil descendait en flèche...